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Le panthéon des poètes disparus

Retrouvez des poèmes francophones rédigés par des plumes d'auteurs célèbres ayant vécu jusqu'au XIXe siècle
À André Billy

Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête

La foule en tous les sens remuait en mêlant
Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière
S’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs

Mon bateau partira demain pour l’Amérique
Et je ne reviendrai jamais
Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais

Car revenir c’est bon pour un soldat des Indes
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes

Les mannequins pour lui s’étant déshabillés
Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé
Au rabais l’habilla comme un millionnaire

Au-dehors les années
Regardaient la vitrine
Les mannequins victimes
Et passaient enchaînées

Intercalées dans l’an c’étaient les journées veuves
Les vendredis sanglants et lents d’enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant

Puis dans un port d’automne aux feuilles indécises
Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
Et s’assit

Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés

Il regarda longtemps les rives qui moururent
Seuls des bateaux d’enfant tremblaient à l’horizon
Un tout petit bouquet flottant à l’aventure
Couvrit l’Océan d’une immense floraison

Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire
Jouer dans d’autres mers parmi tous les dauphins
Et l’on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire

Mais pour noyer changées en poux
Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent
Il se maria comme un doge
Aux cris d’une sirène moderne sans époux

Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales
Jusqu’à l’aube ont guetté de loin avidement
Des cadavres de jours rongés par les étoiles
Parmi le bruit des flots et les derniers serments
Joailes
Joailes
Dans le vent qui les tord les érables se plaignent,
Et j'en sais un, là-bas, dont tous les rameaux saignent !

Il est dans la montagne, auprès d'un chêne vieux,
Sur le bord d'un chemin sombre et silencieux.

L'écarlate s'épand et le rubis s'écoule
De sa large ramure au bruit frais d'eau qui coule.

Il n'est qu'une blessure où, magnifiquement,
Le rayon qui pénètre allume un flamboiement !

Le bel arbre ! On dirait que sa cime qui bouge
A trempé dans les feux mourants du soleil rouge !

Sur le feuillage d'or au sol brun s'amassant,
Par instant, il échappe une feuille de sang.

Et quand le soir éteint l'éclat de chaque chose,
L'ombre qui l'enveloppe en devient toute rose !

La lune bleue et blanche au lointain émergeant,
Dans la nuit vaste et pure y verse une eau d'argent.

Et c'est une splendeur claire que rien n'égale,
Sous le soleil penchant ou la nuit automnale !
Thierry Demercastel
Thierry Demercastel
Nice, trop petite naguère,
S'agrandit, libre de tout mur,
Ni port marchand, ni port de guerre,
Toute blanche au bord de l'azur.

Nice a pour orgueil d'être blanche
Dès que luit le soleil levant ;
Les vaisseaux vont à Villefranche
Qui veulent s'abriter du vent.

Son quai nouveau n'est que la plage.
Qu'importe un navire en danger ?
Pourvu que dans son vert feuillage
Blanchisse sa fleur d'oranger ;

Pourvu que le brick de plaisance,
Le brick élancé de mylord,
Lui du moins, tienne avec aisance
Dans le cadre étroit de son port

Qu'importe l'active pensée,
Et le travail aux mille bruits ?
Par le chant des vagues bercée,
Nice dort, pâle dans les nuits.

Au centre, son château se dresse,
Sur un verdoyant mamelon.
Nice est la cité de paresse,
Chaude oasis d'un frais vallon.

Les villas aux grilles dorées
Alentour bordent ses chemins.
Aloès, thyms et centaurées
S'y mêlent aux fleurs des jasmins.

Là viennent les gens à chloroses
Voir les violettes s'ouvrir ;
Au soleil, en de molles poses,
Les heureux viennent y mourir.

Les boyards, les Anglais, leurs femmes,
Jettent l'or pour voir son soleil,
Qui jette, lui, l'or de ses flammes
Dans le Paillon, ruisseau vermeil.

Monaco d'ailleurs est si proche !
La roulette est un jeu tentant,
Et l'on court y vider sa poche :
Montrer son or, c'est l'important.

Pour vous, amoureux et poètes,
Allez voir ce rivage blanc ;
Dans les chemins, les violettes
Répandent un parfum troublant.

Vous que rien de trop n'embarrasse,
Ô les vrais heureux, vous, la nuit,
Allez sur la longue terrasse
Solitaire, où la lune luit.

Elle s'étend sur les toits même
De plusieurs maisons de niveau,
Au bord des flots où la Nuit sème
Les fleurs de feu de son manteau.

La terrasse offre à tout le monde
L'accueil de ses grands escaliers ;
Ô rêveurs, race vagabonde,
Nice a des toits hospitaliers.

Là, sur la maison endormie,
Au murmure charmant des eaux,
Rêve l'ami près de l'amie,
Légers comme un couple d'oiseaux.

Là, derrière nous, s'endort Nice,
Et des collines d'alentour
Un vent embaumé vient, qui plisse
L'onde frissonnante d'amour.

Ô voyageurs, sur quelles grèves
Trouverez-vous un ciel pareil,
Durant la nuit si plein de rêves
Et le jour si plein de soleil ?
Joailes
Joailes
Nous étions, ce soir-là, sous un chêne superbe 
(Un chêne qui n’était peut-être qu’un tilleul) 
Et j’avais, pour me mettre à vos genoux dans l’herbe, 
Laissé mon rocking-chair se balancer tout seul. 
 
Blonde comme on ne l’est que dans les magazines 
Vous imprimiez au vôtre un rythme de canot ; 
Un bouvreuil sifflotait dans les branches voisines 
(Un bouvreuil qui n’était peut-être qu’un linot). 
 
D’un orchestre lointain arrivait un andante 
(Andante qui n’était peut-être qu’un flon-flon) 
Et le grand geste vert d’une branche pendante 
Semblait, dans l’air du soir, jouer du violon. 
 
Tout le ciel n’était plus qu’une large chamarre, 
Et l’on voyait au loin, dans l’or clair d’un étang 
(D’un étang qui n’était peut-être qu’une mare) 
Des reflets d’arbres bleus descendre en tremblotant. 
 
Et tandis qu’un espoir ouvrait en moi des ailes 
(Un espoir qui n’était peut-être qu’un désir), 
Votre balancement m’éventait de dentelles 
Que mes doigts au passage essayaient de saisir. 
 
Votre chapeau de paille agitait sa guirlande 
Et votre col, d’un point de Gênes merveilleux 
(De Gênes qui n’était peut-être que d’Irlande), 
Se soulevait parfois jusqu’à voiler vos yeux. 
 
Noir comme un gros pâté sur la marge d’un texte 
Tomba sur votre robe un insecte, et la peur 
(Une peur qui n’était peut-être qu’un prétexte) 
Vous serra contre moi. - Cher insecte grimpeur ! 
 
L’ombre nous fit glisser aux chères confidences ;
Et dans votre grand œil plus tendre et plus hagard 
J’apercevais une âme aux profondes nuances 
(Une âme qui n’était peut-être qu’un regard). 
Thierry Demercastel
Thierry Demercastel
« Ô Metz, mon berceau fatidique,
Metz, violée et plus pudique
Et plus pucelle que jamais !
Ô ville où riait mon enfance,
Ô citadelle sans défense
Qu’un chef que la honte devance,
Ô mère auguste que j’aimais.

Du moins quelles nobles batailles,
Quel sang pur pour les funérailles
Non de ton honneur, Dieu merci !
Mais de ta vieille indépendance,
Que de généreuse imprudence,
A ta chute quel deuil intense,
Ô Metz, dans ce pays transi !

Or donc, il serait des poètes
Méconnaissant ces sombres fêtes
Au point d’en rire et d’en railler !
Il serait des amis sincères
Du peuple accablé de misères
Qui devant ces ruines fières
Lui conseilleraient d’oublier !

Metz aux campagnes magnifiques,
Rivière aux ondes prolifiques,
Coteaux boisés, vignes de feu,
Cathédrale tout en volute,
Où le vent chante sur le flûte,
Et qui lui répond par la Mute,
Cette grosse voix du bon Dieu !

Metz, depuis l’instant exécrable
Où ce Borusse misérable
Sur toi planta son drapeau noir
Et blanc et que sinistre ! telle
Une épouvantable hirondelle,
Du moins, ah ! tu restes fidèle
A notre amour, à notre espoir !

Patiente encor, bonne ville :
On pense à toi. Reste tranquille.
On pense à toi, rien ne se perd
Ici des hauts pensers de gloire
Et des revanches de l’histoire
Et des sautes de la victoire.
Médite à l’ombre de Fabert.

Patiente, ma belle ville :
Nous serons mille contre mille,
Non plus un contre cent, bientôt !
A l’ombre, où maint éclair se croise,
De Ney, dès lors âpre et narquoise,
Forçant la porte Serpenoise,
Nous ne dirons plus : ils sont trop !

Nous chasserons l’atroce engeance
Et ce sera notre vengeance
De voir jusqu’aux petits enfants
Dont ils voulaient – bêtise infâme ! –
Nous prendre la chair avec l’âme,
Sourire alors que l’on acclame
Nos drapeaux encore triomphants !

Ô temps prochains, ô jours que compte
Éperdument dans cette honte
Où se révoltent nos fiertés,
Heures que suppute le culte
Qu’on te voue, ô ma Metz qu’insulte
Ce lourd soldat, pédant, inculte,
Temps, jours, heures, sonnez, tintez !

Mute, joins à la générale
Ton tocsin, rumeur sépulcrale,
Prophétise à ces lourds bandits
Leur déroute absolue, entière
Bien au delà de la frontière,
Que suivra la volée altière
Des ‘Te Deum’ enfin redits ! »
Diane
Diane
Tu croîs dans ma Provence, ô divine Immortelle.
L'hiver, sur les coteaux que le flot bleu dentèle,
On abrite tes plants comme on cache un trésor ;
Tes tiges en avril jaillissent sur la touffe,
Et quand les blés sont mûrs, aux mois où l'on étouffe,
Ta plante grise érige en bouquets tes fleurs d'or.

Tous les abandonnés, fils, maîtresses ou mères,
Vont, croyant au retour des bonheurs éphémères,
Dédier tes bouquets à de chers endormis ;
On te connaît au loin, mais tressée en couronne,
Non pas quand notre été de ses feux t'environne,
Ou qu'au soupir des nuits de printemps tu frémis.

C'est pourquoi nul ne sait ce qui te donne une âme,
Ni combien notre ciel t'a versé de sa flamme,
Pour que, cueillie un jour, tu dures longuement ;
Ils ignorent d'où vient l'or vif de ta corolle,
Et nul d'entre eux ne sait, Immortelle, ô symbole,
Quel dur soleil a fait ton doux rayonnement.

Il faut que, dépassant de haut tes feuilles grises,
Tes tiges, tous les ans, par les étés sans brises,
Se dressent vers l'azur où le soleil se fond ;
Il faut qu'autour de toi l'ombre soit inconnue,
Et que, seule, au flanc sec de la colline nue,
Tu boives tout le feu d'un sol roux et profond.

Le soleil redouté fait ta gloire et ta joie ;
Ta tige, qui durcit, se rompt quand on la ploie,
Car en place de sève y court un feu subtil ;
Les fleurs qui meurent tôt ont besoin d'une eau fraîche ;
Toi, tu ris au soleil de juin qui les dessèche,
Tu vis de ce qui fait mourir les fleurs d'avril.

Pourquoi ? Comment ? Voilà le rêve et le mystère ;
D'autres fleurs, comme toi, dans l'air et dans la terre
Aspirent le soleil et l'ardeur de l'été ;
Mais nulle autre ne fait ce travail dans sa trame,
Et n'a ce don sublime, envié de mon âme,
De faire d'un rayon son immortalité.

Fleur divine, la pluie ou l'ombre t'est fatale ;
Il te faut un pays qui plaise à la cigale,
Et de tièdes recoins fermés au vent du Nord ;
Car l'immortalité te vient de la lumière
Qui se conserve en toi dans sa vertu première :
C'est le soleil en toi qui fait mentir la mort.
Joailes
Joailes
Ce que je cherche en toi ce n’est pas de l’ivresse,
Ni l’assouvissement d’un désir insensé ;
Ma main na pas de feu lorsque ta main la presse,
Mon front ne brûle pas où ton souffle a passé.
 
Mes yeux qui n’ont des tiens point cherché la caresse,
Ignorent si l’azur en est clair ou foncé ;
Mais près de toi mon cœur a la douce paresse
Et l’envahissement du souhait exaucé.
 
D’autres voudront sans doute essayer de le lire
Ce livre de ton cœur que je n’ai pas ouvert,
Tu pourrais leur donner l’extase ou le délire.
 
Tu les entraîneras dans quelque sentier vert,
Mais j’aime mieux encor, sous ton calme sourire,
Rêver au paradis sans l’avoir découvert.
Borys de Pozenailles
Borys de Pozenailles
À Lucien Marcheix.
 
Je porte des douleurs plus vieilles que moi-même,
Mon cœur est encombré de chagrins hérités,
Et je sens quelquefois mon front devenir blême
De remords que je sais n'avoir pas mérités ;
 
L'angoisse, les regrets, les tares, les faiblesses
De ceux d'où nous sortons roulent à travers nous,
Pour passer, augmentés de nos propres détresses,
Par le cœur des enfants bercés sur nos genoux ;
 
Un fleuve plus chargé de hontes et d'alarmes
Descend en emportant dans ses érosions
Des opprobres nouveaux et de nouvelles larmes,
Et grossit à travers les générations ;
 
Jusqu'à ce qu'entraînant toujours plus de misère,
Il charrie, en ses flots sans cesse plus malsains,
Un poison si puissant de mal héréditaire,
Qu'il tue, en y passant, les derniers cœurs humains ;
 
Et qu'épuisant enfin dans des êtres étranges
Son onde d'amertume en un dernier effort,
Il aille déposer ses limons et ses fanges
Dans l'estuaire immense et morne de la Mort.
Joailes
Joailes
Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape

Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.

Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.

Un sanglot rôde et court par-delà l’horizon.
À peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.
L’épaisse église semble une basse maison.

Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.

Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.

Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.

Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille

Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c’est que d’être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d’une bataille.

Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
N’est là que pour baiser votre auguste manteau.

Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,
Dans l’antique Orléans sévère et sérieuse,
Et la Loire coulante et souvent limoneuse
N’est là que pour laver les pieds de ce coteau.

Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce
Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.

Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate
Et nous avons connu dès nos premiers regrets
Ce que peut recéler de désespoirs secrets
Un soleil qui descend dans un ciel écarlate

Et qui se couche au ras d’un sol inévitable
Dur comme une justice, égal comme une barre,
Juste comme une loi, fermé comme une mare,
Ouvert comme un beau socle et plan comme une table.

Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,
Et d’une seule source et d’un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.

Tour de David voici votre tour beauceronne.
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.

Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.
Julien Ertveld
Julien Ertveld
La nuit n’est jamais complète
Il y a toujours puisque je le dis
Puisque je l’affirme
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte
Une fenêtre éclairée
Il y a toujours un rêve qui veille
Désir à combler faim à satisfaire
Un cœur généreux
Une main tendue une main ouverte
Des yeux attentifs
Une vie la vie à se partager.
Julien Ertveld
Julien Ertveld
Quand on est heureux, on n’a pas d’histoire.
On se cache, on s’aime à l’ombre, tout bas ;
Rien de glorieux, pas de fait notoire ;
Le monde oublié ne vous connaît pas.

Si quelqu’un pourtant, avec un sourire.
Dit, en vous voyant fuir l’éclat du jour :
«Ce sont des hiboux !» eh bien, laissez dire…
Ce sont des oiseaux éblouis d’amour.

Quand le baiser fait la parole vaine,
On s’en va, muets, dans les grands prés verts.
— Loin de mon bonheur, je fixe ma peine
Sur l’émail fragile et bleu de mes vers.
Joailes
Joailes
Précurseurs de l’automne, Ô fruits nés d’une terre
Ou l’art industrieux, sous ses maisons de verre,
Des soleils du midi sait feindre les chaleurs,
Allez trouver Fanny ; cette mère craintive.
À sa fille aux doux yeux, fleur débile et tardive,
Rendez la force et les couleurs.
 
Non qu’un péril funeste assiège son enfance ;
Mais du cœur maternel la tendre défiance
N’attend pas le danger qu’elle sait trop prévoir.
Et Fanny, qu’une fois les destins ont frappée,
Soupçonneuse et long-temps de sa perte occupée,
Redoute de loin leur pouvoir.
 
L’été va dissiper de si promptes alarmes.
Nous devons en naissant tous un tribut de larmes ;
Les siennes ont déjà trop satisfait aux dieux.
Sa beauté, ses vertus, ses grâces naturelles,
N’ont point des dieux sans doute, ainsi que des mortelles,
Armé le courroux envieux.
 
Belle bientôt comme elle, au retour d’Érigone,
L’enfant va ranimer, nourrisson de Pomone,
Ce front que de Borée un souffle avait terni.
Ô de la conserver, Cieux, faites votre étude ;
Que jamais la douleur, même l’inquiétude,
N’approchent du sein de Fanny.
 
Que n’est-ce encor ce temps let d’amour et de gloire,
Qui de Pollux, d’Alceste, a gardé la mémoire,
Quand un pieux échange apaisait les enfers !
Quand les trois Sœurs pouvaient n’être point inflexibles,
Et qu’au prix de ses jours, de leurs ciseaux terribles,
On rachetait des jours plus chers !
 
Oui, je voudrais alors qu’en effet toute prête,
La Parque, aimable enfant, vint menacer ta tête,
Pour me mettre en ta place et te sauver le jour ;
Voir ma trame rompue à la tienne enchaînée ;
Et Fanny s’avouer par moi seul fortuné
Et s’applaudir de mon amour.
 
Ma tombe quelque jour troublerait sa pensée.
Quelque jour, à sa fille entre ses bras pressée,
L’œil humide peut-être, en passant prés de moi :
« Celui-ci, dirait-elle, à qui je fus bien chère,
» Fut content de mourir, en songeant que ta mère
» N’aurait point à pleurer sur toi. »
Julien Ertveld
Julien Ertveld
I
 
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.
Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon coeur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.
J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.
Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.
 
 
II
 
J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
Et pourtant aimez-moi, tendre coeur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.
Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux !
Sophie
Sophie
Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.
 
Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,
 
– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,
 
Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.
Julien Ertveld
Julien Ertveld
Déjeuner ou dîner,
Dîner ou déjeuner,
Ce n'est pas ça ma joie,
Mais c'est, sans qu'on me voie,
D'emporter mon goûter dehors.
Chic, alors !
Au fond du jardin où je sors,
A l'abri des plus belles branches,
Entre des fleurs roses et blanches,
Je mange mon pain que voilà
Et mon bâton de chocolat.
Et si je fais quelque bêtise,
Aucune voix qui dise :
"Ote ton coude !... Tiens-toi bien !...
Si tu parles, tu n'auras rien !"
personne ne me gronde.
Je me sens seul au monde
Dans l'ombre du sapin,
Seul avec l'oiseau qui ramage,
Le vent et le nuage,
Et mon chocolat et mon pain,
Seul avec l'heure qui s'attarde
Et le bon Dieu qui me regarde.
Diane
Diane
I
 
Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu
Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d’en sortir comme il fit
Adieu Adieu chantante ronde
Ô mes années ô jeunes filles
 
II
 
Non je ne me sens plus là
Moi-même
Je suis le quinze de la
Onzième
Le soleil filtre à travers
Les vitres
Ses rayons font sur mes vers
Les pitres
Et dansent sur le papier
J’écoute
Quelqu’un qui frappe du pied
La voûte
 
III
 
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Tournons tournons tournons toujours
Le ciel est bleu comme une chaîne
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
Avec le clefs qu’il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne
Dans la cellule d’à coté
On y fait couler la fontaine
 
IV
 
Que je m’ennuie entre ces murs tout nus
Et peint de couleurs pâles
Une mouche sur le papier à pas menus
Parcourt mes lignes inégales
Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur
Toi qui me l’as donnée
Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
Le bruit de ma chaise enchainée
Et tour ces pauvres coeurs battant dans la prison
L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne
 
V
 
Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement
Tu pleureras l’heure ou tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures
 
VI
 
J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison
Le jour s’en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison
Diane
Diane
Eh ! je sais bien qu’ils ont tous dit : vieillir est doux.
Mais je vieillis et je regrette la jeunesse,
et la joueuse de croquet, et les caresses
de sa main sur mon front posé sur ses genoux.

Quand donc viendra le temps où j’aurai cette force
de bénir, sans que j’aie de l’amertume au cœur,
des enfants respirant la sève des écorces
dans le ravin rempli d’églantières pâleurs ?

Heureux celui qui peut, dans l’enclos paysan,
à l’heure où lourdement sonnent les vêpres chaudes,
mettre dans d’autres mains les mains de ses enfants
qui se sont fiancés dans les framboises jaunes.
Joailes
Joailes
Ne me console pas. Cela est inutile.
Si mes rêves qui étaient ma seule fortune
quittent mon seuil obscur où s’accroupit la brume
je saurai me résoudre et saurai ne rien dire.

Un jour, tout simplement (ne me console pas !)
devant ma porte ensoleillée je m’étendrai.
On dira aux enfants qu’il faut parler plus bas.
Et, délaissé de ma tristesse, je mourrai.
Joailes
Joailes
Loin des grands rochers noirs que baise la marée,
La mer calme, la mer au murmure endormeur,
Au large, tout là-bas, lente s’est retirée,
Et son sanglot d’amour dans l’air du soir se meurt.
 
La mer fauve, la mer vierge, la mer sauvage,
Au profond de son lit de nacre inviolé
Redescend, pour dormir, loin, bien loin du rivage,
Sous le seul regard pur du doux ciel étoilé.
 
La mer aime le ciel : c’est pour mieux lui redire,
À l’écart, en secret, son immense tourment,
Que la fauve amoureuse, au large se retire,
Dans son lit de corail, d’ambre et de diamant.
 
Et la brise n’apporte à la terre jalouse,
Qu’un souffle chuchoteur, vague, délicieux :
L’âme des océans frémit comme une épouse
Sous le chaste baiser des impassibles cieux.
Sophie
Sophie
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
 
Ame sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
 
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
 
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.
 
Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
 
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Sophie
Sophie
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
 
La vie est variable aussi bien que l’Euripe
 
Tu regardais un banc de nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
Te souviens-tu
Vagues poissons arques fleurs surmarines
Une nuit c’était la mer
Et les fleuves s’y répandaient
 
Je m’en souviens je m’en souviens encore
 
Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ
Quelqu’un avait un furet
Un autre un hérisson
L’on jouait aux cartes
Et toi tu m’avais oublié
 
Te souviens-tu du long orphelinat des gares
Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées
Ô matelots ô femmes sombres et vous mes compagnons
Souvenez-vous-en
 
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés
Deux matelots qui ne s’étaient jamais parlé
Le plus jeune en mourant tomba sur le côté
 
Ô vous chers compagnons
Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses
Traîneau d’un boucher régiment des rues sans nombre
Cavalerie des ponts nuits livides de l’alcool
Les villes que j’ai vues vivaient comme des folles
 
Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages
Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres
J’écoutais cette nuit au déclin de l’été
Un oiseau langoureux et toujours irrité
Et le bruit éternel d’un fleuve large et sombre
 
Mais tandis que mourants roulaient vers l’estuaire
Tous les regards tous les regards de tous les yeux
Les bords étaient déserts herbus silencieux
Et la montagne à l’autre rive était très claire
 
Alors sans bruit sans qu’on pût voir rien de vivant
Contre le mont passèrent des ombres vivaces
De profil ou soudain tournant leurs vagues faces
Et tenant l’ombre de leurs lances en avant
 
Les ombres contre le mont perpendiculaire
Grandissaient ou parfois s’abaissaient brusquement
Et ces ombres barbues pleuraient humainement
En glissant pas à pas sur la montagne claire
 
Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies
Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu
C’était tu t’en souviens à la fin de l’été
 
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés
L’aîné portait au cou une chaîne de fer
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse
 
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
 
La vie est variable aussi bien que l’Euripe
Jeep
Jeep
" Car ou soies porteur de bulles,
Pipeur ou hasardeur de dés,
Tailleur de faux coins et te brûles
Comme ceux qui sont échaudés,
Traîtres parjurs, de foi vidés ;
Soies larron, ravis ou pilles :
Où s'en va l'acquêt, que cuidez ?
Tout aux tavernes et aux filles.

" Rime, raille, cymbale, luthes,
Comme fol feintif, éhontés ;
Farce, brouille, joue des flûtes ;
Fais, ès villes et ès cités,
Farces, jeux et moralités,
Gagne au berlan, au glic, aux quilles
Aussi bien va, or écoutez !
Tout aux tavernes et aux filles.

" De tels ordures te recules,
Laboure, fauche champs et prés,
Sers et panse chevaux et mules,
S'aucunement tu n'es lettrés ;
Assez auras, se prends en grés.
Mais, se chanvre broyes ou tilles,
Ne tends ton labour qu'as ouvrés
Tout aux tavernes et aux filles ?

" Chausses, pourpoints aiguilletés,
Robes, et toutes vos drapilles,
Ains que vous fassiez pis, portez
Tout aux tavernes et aux filles.
Julien Ertveld
Julien Ertveld
Tel que Delphes l’a vu quand, Thymos le suivant,
Il volait par le stade aux clameurs de la foule,
Tel Ladas court encor sur le socle qu’il foule
D’un pied de bronze, svelte et plus vif que le vent.
Le bras tendu, l’oeil fixe et le torse en avant,
Une sueur d’airain à son front perle et coule ;
On dirait que l’athlète a jailli hors du moule,
Tandis que le sculpteur le fondait, tout vivant.
Il palpite, il frémit d’espérance et de fièvre,
Son flanc halète, l’air qu’il fend manque à sa lèvre
Et l’effort fait saillir ses muscles de métal ;
L’irrésistible élan de la course l’entraîne
Et passant par-dessus son propre piédestal,
Vers la palme et le but il va fuir dans l’arène.
Julien Ertveld
Julien Ertveld
Si j’ai le droit de dire,
en français aujourd’hui,
Ma peine et mon espoir, 
ma colère et ma joie
Si rien ne s’est voilé, 
définitivement,
De notre rêve immense 
et de notre sagesse

C’est que ces étrangers,
comme on les nomme encore,
Croyaient à la justice,
ici-bas, et concrète,
Ils avaient dans leur sang
le sang de leurs semblables
ces étrangers savaient
quelle était leur patrie.

La liberté d’un peuple
Oriente tous les peuples
Un innocent aux fers 
enchaîne tous les hommes
et, qui ne se refuse à son cœur,
sait sa loi.
Il faut vaincre le gouffre
Et vaincre la vermine.

Ces étrangers d’ici
Qui choisirent le feu
Leurs portraits sur les murs
Sont vivants pour toujours. 
Un soleil de mémoire
Eclaire leur beauté.
Ils ont tué pour vivre,
Ils ont crié vengeance.

Leur vie tuait la mort
Au cœur d’un miroir fixe
Le seul vœu de justice
A pour écho la vie
Et, lorsqu’on n’entendra 
Que cette voix sur terre
Lorsqu’on ne tuera plus
Ils seront bien vengés ;

Et ce sera justice.
 
(Poème au groupe Manouchian)
Diane
Diane