Aller au contenu
View in the app

A better way to browse. Learn more.

Accents poétiques

A full-screen app on your home screen with push notifications, badges and more.

To install this app on iOS and iPadOS
  1. Tap the Share icon in Safari
  2. Scroll the menu and tap Add to Home Screen.
  3. Tap Add in the top-right corner.
To install this app on Android
  1. Tap the 3-dot menu (⋮) in the top-right corner of the browser.
  2. Tap Add to Home screen or Install app.
  3. Confirm by tapping Install.

Featured Replies

Posté(e)

Pour finir mon manuscrit que je devais à tout prix envoyer à mon patron et néanmoins ami, Eddy Teur, avant l'aube, il me manquait un mot.

Je ne l'avais pas au bout de la langue, ce devait être un mot encore inconnu de Robert, de son amie la rousse, et je sus qu'il me faudrait l'inventer car aucun de ceux que j'avais sous la main ne correspondait à ce que je voulais dire.

Je partis pour la vallée des vocables, avec mon sac à dos en poils d'autruche et cette angoisse particulière de l'écrivain à court d'inspiration, quand des gouttes de sueur perlent à son front, qu'il a envie de dire truc muche pour combler un manque d'expression.

Le chemin serpentait entre les collines encore vertes, couvertes de livres érodés par le temps, dont les pages frissonnaient au vent comme des feuilles mortes.

L'air sentait le vieux parchemin et l'encre fraîche.

Au bord des sentiers, les mots simples poussaient en touffes sauvages : des ailleurs aux pétales bleutés, des peut-être aux tiges fragiles, des souvenirs dont le parfum m'enveloppait au passage.

Je les cueillais distraitement, les glissant dans la poche de ma pélerine, bien qu'ils ne fussent pas assez rares pour courir sur l'échine d'un lecteur friand d'émotion.

Plus loin, dans la gorge des métaphores, les expressions devenaient plus complexes.

Je suis restée un peu perplexe, certaines étaient inutilisables dans les textes.

Des crépuscules orangés grimpaient aux arbres en lianes ensoleillées, des mélancolies douces-amères flottaient sur les étangs comme des nénuphars où les libellules foisonnent.

J'en pris malgré moi quelques-unes, que je savais vouées à la solitude éternelle, auxquelles ne s'intéresserait jamais personne.

C'est alors que j'aperçus, au sommet d'un piton rocheux, isolé, tourmenté, ébouriffé, nu, un mot que je n'avais encore jamais vu.

Ses racines plongeaient profondément dans la roche, ses syllabes se tordaient vers le ciel comme un appel.

Il était à la fois rude et doux, ancien et neuf, simple et infiniment seul.

Je gravis la pente à mains nues, sentant sous mes doigts la texture granuleuse des consonnes et le velouté des voyelles.

Chaque prise était une surprise pour la pulpe de mes doigts.

Les lettres brillaient sous le ciel d'un bleu très pur ; les r formaient des aspérités rugueuses, de véritables prises de grimpeur, tandis que les m offraient des replis doux et arrondis, comme des jambes sous une couverture douce en plein hiver.

Je devais éviter les s trop lisses, qui glissaient comme du verglas, et chercher les p ou les b , solides et bombés, qui offraient de bonnes assises.

Je fis une halte dans le parfum suave des cytises et fermai les yeux quelques instants ...


Les voyelles, elles, étaient des oasis de douceur.

Un a large et ouvert avait la chaleur lisse de la pierre chauffée par le soleil ; un o parfait et rond, frais comme un galet poli par la rivière, m'encouragea et des i, minuscules et aigus, essayèrent d'interrompre mon ascension.

Ma progression était lente, méthodique, à la fois physique et linguistique.

Je me mis à épeler la paroi pour trouver le meilleur chemin.

Escarpement était raide et anguleux, mais progression offrait une série de prises plus régulières.

Parfois, un mot trop long ou trop alambiqué, comme incommensurabilité , formait une vire étroite où je pouvais m'arrêter pour reprendre mon souffle, adossée à ses nombreuses syllabes.

Le vent, ici, n'était plus un simple souffle, mais un murmure chargé de fragments de phrases et de poèmes inachevés.

Il chantait à mon oreille des rimes oubliées et des histoires jamais écrites, comme pour me distraire de mon but.

Mais je restai concentrée, les muscles tendus et l'esprit alerte ; chaque prise étant un nouveau son, chaque enchaînement un nouveau rythme qui me rapprochait du mot sommet.


Le mot était bien là et semblait m'attendre.

Quand enfin je pus le toucher, il frémit et se détacha de la paroi pour se poser dans ma paume.

Je sus alors que ce mot était celui qui manquait à mon histoire, celui qui donnerait à Eddy le manuscrit parfait.

Je le rangeai précieusement dans mon sac à dos, comme un edelweiss interdit dont j'avais tant rêvé.

J'entamai le chemin du retour, tandis que la vallée des vocables s'endormait doucement dans les lumières mystérieuses du soir.

Et je sus que je ne l'utiliserai jamais, ce mot indicible, qui ne peut exister que dans la vallée, et se dissout dans le monde réel ; je le garderai pour moi comme un secret.

Pour finir mon manuscrit, je me servis d'agélaste.

Eddy Teur fut satisfait ; mes histoires lui plaisaient, il les trouvait très drôles, mais il ne sut jamais qu'au fond, je n'étais pas gaie et que le prix était cher à payer pour quelques piastres gagnées.


(joailes -) 2 novembre 2025 - 22h 50

Modifié par Joailes

Posté(e)
  • Semeur d’échos

Le choix final d'un masque pour voiler une vérité indicible...

Très beau récit en forme d'allégorie signifiante. Les étapes sont subtilement précisées, la quête est parfaite et l'éclairage apporté sur notre monde habilement suggéré.

Une superbe réussite, tout en finesse.

Posté(e)

Un commentaire me vient mais je l'ai sur le bout de la langue.

Posté(e)

Transformer la recherche d'un mot en une expédition linguistique est une idée brillante......et très réussie!

Sous l'humour, on sent l'écrivain toujours en quête du mot parfait......."agélaste" est une révélation poignante.

J'aime à vous lire Joailes!!💙

Posté(e)
  • Semeur d’échos

La recherche du mot graal, l’Everest de la métaphore.

Eustache Moipa

Posté(e)

Très bien et original. Plein d'idées qui rendent la linguistique concrète et amusante (sauf pour un agélaste).

Je m'en vais employer ce mot dans un de mes textes. Il a juste sa place à l'endroit où je sais. Merci Joailles.

Posté(e)
  • Semeur d’échos

Un mot vous manque et vous voilà chapeauté et équipé à l'Indiana Jones! Ton imagination, dans ce très joli texte, atteint des sommets! 💫 Nous te suivons dans un biotope métaphorique admirablement mis en scène. Je crois que les linguistes, particulièrement les phonéticiens, te feraient immédiatement, texte lu, la bise, car c'est ainsi qu'ils voient l'aspect poétique de leurs recherches.

Configure browser push notifications

Chrome (Android)
  1. Tap the lock icon next to the address bar.
  2. Tap Permissions → Notifications.
  3. Adjust your preference.
Chrome (Desktop)
  1. Click the padlock icon in the address bar.
  2. Select Site settings.
  3. Find Notifications and adjust your preference.