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  • Semeur d’échos
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Flavius de Morgensten

 

Si l'on se penche sur les trésors oubliés des bibliothèques, on découvre de bien curieuses histoires, des faits divers étranges figurant dans les gazettes du temps et sur lesquels leur époque s’est interrogée. On y trouve aussi l'écho de crimes sanglants ayant défrayé la chronique. Ce sont de même des énigmes jamais résolues, comme celles de Jack l'Éventreur. Un de ces hauts faits du passé ressort à mon sens de la masse de données amassée au fil des ans par les savants studieux des bibliothèques : l’histoire de Flavius de Morgensten.

Flavius de Morgensten fait partie de ces figures maléfiques de l’histoire qui ont laissé une trace marquante dans « l’enfer » des bibliothèques. On l’avait surnommé vers 1840-1850 « le locataire ». Pour quelle raison ? Tout simplement parce qu’il subtilisait des cadavres pour les restituer quelques mois plus tard, on ne sait pourquoi. Les corps disparus réapparaissaient brutalement, quelque part, jamais à l’endroit de leur « évaporation ». Il les « louait », en quelque sorte. D’autres disparaissaient dans le même temps, tout aussi mystérieusement.

Un bristol finement armorié accompagnait ces disparitions, comportant cette seule indication : « Comte Flavius de Morgensten ». L’aristocrate semblait signer ainsi fièrement ses larcins morbides avant de les rendre poliment, et en parfait état de conservation, d’ailleurs. Nulle trace de violence sexuelle n’avait été décelée sur les cadavres. Cette affaire, qui dura plusieurs années, constitua un puissant mystère à l’époque. C’est bien curieux car enfin, il aurait suffi d’interviewer cet aristocrate raffiné, n’est-ce pas ? Ses confidences auraient éclairé tout le monde. Et je suis certaine qu’il aurait été d’une amabilité exquise…

 

 

« Bonjour, jeune dame. Je me nomme Flavius de Morgensten. Je suis comte de par ma naissance mais, comme j’ai depuis longtemps rompu les ponts avec ma respectable famille d’origine germanique, je peux dire en toute bonne foi que je suis né ce matin. Pour parler plus sérieusement, je dois préciser que c’est en réalité ma nature qui m’éloigne de tous et de chacun. Sauf, vous allez rire, des cadavres. Je suis proche, tout proche, des morts. Mais n’allez surtout pas imaginer une quelconque perversion, chère amie, une nécrophilie suspecte ou je ne sais quoi d’immonde. Je ne perçois aucune différence entre moi et les personnes décédées, c’est tout, car en fait, je ne suis pas vivant moi-même.

Je suis un pur esprit, séparé de tout et de tous, naufragé depuis je ne sais quand pour une raison que j’ignore. L’existence m’a abandonné sur l’île du Néant. Oh ! Je m’en suis bien tiré, en fin de compte, j’ai trouvé un petit stratagème qui me permet de tirer la langue à la vie, cette vilaine mégère qui m’exècre. Je vais tout simplement de corps en corps, de cadavre en cadavre. Forcément. Je ne tue personne, je ne suis pas un vulgaire assassin de bas étage. Je me contente modestement d’emprunter un costume qui ne sert plus et qui a été déposé au clou, pour recyclage.

Je hante cimetières et morgues, chambres froides et antichambres mortuaires pour trouver de la chair fraîche. Certes, on peut me considérer comme un prédateur de cadavres ou comme un dangereux maniaque, mais je n’ai pas le choix. Le loup tue l’agneau pour survivre, et non par caprice, moi-même je dois me procurer des personnes décédées pour me glisser dans leur corps. Car après tout, j’existe, moi aussi, même si je ne suis qu’un pur esprit, au naturel. Je suis un enfant de Dieu comme tout le monde, n’est-ce pas, très chère, même si ce concept me fait hurler de rire.

Ainsi, gaiement, pour faire mon petit marché, je furète dans les pièces funéraires des Pompes Funèbres Municipales et les chambres mortuaires des hôpitaux. Une simple blouse blanche m’ouvre toutes les portes. Les gens sont d’une naïveté ! Qui sera l’heureux gagnant de mes futures emplettes ? Je me pose chaque fois la question. Je fais mon choix rapidement, m’incarne sans tarder dans ce corps qui m’attend et quitte les lieux aussitôt sur ses deux jambes. J’abandonne sans regret mon incarnation précédente dans un coin sombre. Je prends soin de lui fermer les yeux, les morts sont infiniment respectables. Le tout prend deux minutes. C’est aussi simple que cela !

« Cherche cadavre en vue location temporaire, restitution du corps en parfait état ». Je pourrais passer cette petite annonce dans la gazette L’Indépendant de Paris, mais cela ferait mauvais effet… Je plaisante, voyons ! Vous n’avez guère d’humour, en vérité, très chère : vous faites la grimace. Moi, j’en ai beaucoup. C’est d’ailleurs recommandé, dans mon état. Tenez, je me rappelle une anecdote amusante. J’avais emprunté momentanément un corps fraîchement décédé que des hommes transportaient aimablement dans un corbillard à cheval.

C’était il y a plus de cent ans. Je me revois, après mon incarnation, ayant pris les rênes du fiacre et parcourant au grand galop les quais de la Seine pour m’échapper. Je n’avais même pas eu besoin de bousculer un peu le cocher pour prendre sa place. Lorsqu’il avait vu « son mort » se redresser avec un grand sourire, il s’était enfui en hurlant, les bras au ciel. Quel souvenir mémorable ! Et quelle tranche de rire, n’est-ce pas ? Bon, j’ai été heureux de m’entretenir avec vous, chère amie, mais je dois y aller, à présent.

Comment je vois l’avenir ? me demandez-vous. Je ne le vois pas, mais peut-être me voit-il, lui. En tout cas, je pense que je finirai par me lasser de cette existence errante, condamné à aller de cadavre en cadavre. Je la subis depuis des siècles et j’en suis fatigué, à la longue. Peut-être cesserais-je de m’incarner dans ces cadavres sans intérêt. D’ailleurs, je m’ennuie tellement dans ces corps d’emprunt que j’en change maintenant tous les six mois, en moyenne. Les choses ne s’arrangent pas avec le temps.

Lorsque vous n’entendrez plus parler de cadavres évaporés et remplacés par un bristol bon chic bon genre, vous saurez, si vous survivez jusque-là, que j’ai décidé de cesser cette mascarade qu'est la vie terrestre. Il suffit pour moi de cesser de me réincarner. Ces réincarnations ne me coûtent guère mais elles me pèsent déjà, en réalité.  Je resterai pur esprit, navigant dans l’éther, oubliant tout, jusqu’à la couleur du temps et le parfum des âmes… Mais l’heure file, j’ai une petite faim, je vous laisse, très chère ! ».

 

(Propos fictivement recueillis par Russella Lefebvre, Membre de l’Association Les Amis de l’Horreur, sise à Livrand-sur-Saône, France, et figurant dans un article signé de sa plume, in la revue Les Trésors du Passé du 22 mars 1995).

 

 FIN

Modifié par Alba

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  • Semeur d’échos
comment_198116
Il y a 9 heures, Alba a écrit :

Une simple blouse blanche m’ouvre toutes les portes

Je note cette invraisemblance dans votre récit, @Alba , les blouses blanches n’ont pas été portées par les membres du corps de santé avant les années 1880, sinon tout semble véridique !

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  • Auteur
  • Semeur d’échos
comment_198129

Merci Jeep pour ce regard sur ce conte !

Le côté "véridique" (je dirais plutôt "réaliste" ou "vraisemblable") de la chose est une caractéristique et une exigence de l'ambiguïté fantastique.

Cela dit, aucun anachronisme dans mon récit, le "héros" de l'histoire Flavius s'exprime ici dans un présent fictif, évoquant des lieux de maintenant pour décrire ce qu'il fait au quotidien. Il ne remonte pas dans le passé éloigné pour décrire ses faits et gestes d'antan. Lorsqu'il le fait, il précise la date de l'événement : "C’était il y a plus de cent ans. Je me revois, après mon incarnation".

Attention au jeu des temporalités dans le récit !

( ͡~ ͜ʖ ͡° )

Modifié par Alba

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  • Semeur d’échos
comment_198132

@Alba

Perso, j'aime le fantastique, les contes gothiques, la satire fantastique. Et là je suis servi ! Bravo pour l’inversion subtile des codes : ici, le monstre est plein de civilité, la mort pas si tragique voire banale, et la vie devient presque une plaisanterie. Cela m'évoque des auteurs comme Jean Ray, Maupassant, ou même Baudelaire dans ses Petits poèmes en prose. Tu es en bonne compagnie ! Top !

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  • Auteur
  • Semeur d’échos
comment_198205

Merci beaucoup, Marc !

Je suis ravie que tu aies apprécié ce divertissement !

Mes textes littéraires demandent beaucoup de travail mais n'ont que peu d'ambitions, ils restent un amusement !

( ͡~ ͜ʖ ͡° )

Modifié par Alba

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  • Semeur d’échos
comment_198227

De l'inconvénient de traîner une "âme pure" avec soi, tel un fil à la patte. Interview néanmoins très sympathique.

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  • Auteur
  • Semeur d’échos
comment_198244

"Tel un fil à la patte" ou un joli ballon rouge, planant dans l'éther...

On trouve de belles choses dans l'éther (et les terres) !

Merci pour ta lecture, Thy Jeanin !

( ͡° ͜ ͡°)