Partager Posté(e) 29 septembre Corinne est ma meilleure copine depuis la maternité et la maternelle ; nous sommes inséparables, tant et si bien qu'au village on nous appelle les jumelles. J'ai douze ans, elle en a treize, j'aime le flan, elle aime les fraises et tout le temps nous faisons les trois cents quatre vingt dix neuf coups, sachant bien que le quatre centième nous vaudrait sans doute une lourde punition, voire quelques coups de bâton. Un jour, mais sans le faire exprès, on a mis le feu à la grange du Père Noël et je vous assure qu'il nous a fallu courir très vite quand les villageois, au lieu d'éteindre le feu, nous ont poursuivies avec des fourches en nous traitant de saintes nitouches et bien pire que ça. La grange a brûlé plusieurs jours et nous on trouvait que ça sentait bon et que c'était beau ; on avait demandé un feu d'artifice à nos parents factices et ils nous avaient ri au nez. Depuis, bien sûr, on n'a plus jamais eu de cadeaux pour les fêtes de fin d'année, mais on s'en foutait, ça ne changeait pas grand-chose ; on chapardait un peu partout ce qui nous faisait envie et nous ne manquions de rien, sauf du principal dont on avait appris à se passer dans nos foyers si froids où, quand on avait peur, on n'avait plus qu'à rêver. Une autre fois, on a ouvert les barrières d'un champ où s'ennuyaient trois chevaux magnifiques ; là, on a frôlé les coups de trique, heureusement on avait une cachette secrète ! C'était une cabane de rondins où nous aurions pu tenir plusieurs mois, une caverne d'Ali Baba dans un coin escarpé où nous seules avions osé mettre les pieds avec des babouches en cuir élimé qu'on avait récupérées chez l'épicier qui avait l'air louche et qui n'allait pas à l'église, au grand dam du curé, qui ne supportait pas le ramadan. Souvent, le samedi soir, nous allions au cimetière chercher des vers pour aller pêcher le dimanche matin, quand d'autres allaient à la messe après être allés à confesse ; nous, on n'y allait jamais car le curé ne nous avait pas pardonné qu'on ait cueilli les roses de son jardin, encore moins qu'on ait piqué les bougies à la sacristie, sapristi, pourtant c'était pour la bonne cause, on en avait besoin pour fêter quelque chose. Ce curé ne nous semblait pas très catholique, il prêchait le pardon mais ne le mettait pas à exécution ; la nuit, il écoutait de la musique qui nous donnait des frissons. Une vieille chouette aux yeux jaunes dormait sur son épaule et pourtant il parlait de Pierre et de Paul et d'autres villageois qui n'étaient pas, disait-il, dans l'évangile. Quand on a volé le vélo de la maîtresse d'école, on est restées un mois dans la cabane jusqu'à ce que les choses se calment et que la colère se dissipe. C'était en juillet , on a tenu jusqu'aux grandes vacances ; la maîtresse s'est fait muter, donc aucune chance qu'on la revisse. On n'a pas eu de regrets car elle nous tapait souvent sur les doigts avec une règle de bois. Elle avait des lèvres pincées comme quelqu'un qui ne riait qu'en cas d'urgence et des lunettes à triple fond qui nous faisaient penser à Soeur Garance qui venait très souvent – presque chaque soir – faire connaissance avec elle, mais elles n'étaient pas jumelles et nous les trouvions cruelles. On a pêché des écrevisses en pensant à elles, qui broutaient des herbes tendres en écartant les cuisses et on en a mis dans leur lit. Jamais le village n'avait encore autant résonné sous les cris et cette fois-ci on ne nous a pas accusées, Soeur Garance et la maîtresse ont pris leurs airs guindés mais elles n'avaient pas de cabane où se réfugier, elles ont été chassées. La chasse, par ailleurs, était impossible, non pas que le gibier n'abonde pas mais dès l'ouverture, on allait voler les cartouches qu'on remplaçait par des écorces de pamplemousse ; les chasseurs en colère accusaient à tort et à travers leurs propres congénères. Ils ont fini par s’entre tuer. C'est l'histoire des ruches qui a fait le plus grand bruit ; nous, on trouvait que c'était joli, ces abeilles délivrées, comme prises de folie qui ont envahi la place pour la fête des moissons, elles bourdonnaient si fort dans l'espace qu'Ignace, le bourgmestre colérique fut piqué plusieurs fois et qu'il ne nous pardonna pas. On a dit qu'il était allergique, qu'il a failli mourir et nous aussi car on nous sépara et c'est cette année là qu'on nous a envoyées dans un pensionnat. Elle était à Orléans, j'étais à Ollioules, autant dire qu'on avait tout fait pour nous séparer. Peut-être l'avait-on mérité, je ne sais pas. On pensait pareil : tous ces gens juges étaient-ils blancs comme neige ? Mais on avait prévu le coup, à force d'en recevoir, pensez ! On s'est retrouvées dans la cabane, presque en même temps, et on s'est jetées dans les bras l'une de l'autre. Le village semblait mort et d'un commun accord, en riant, on a décidé de lui redonner vie. J'ai cent ans, Corinne cent-un … j'aime toujours le flan, elle n'aime plus les fraises à cause de ses dents , elle en a perdu la moitié qu'elle garde autour de son cou en collier ; on est restées sur la même longueur d'ongles et ce soir, enfin, nous allons faire notre quatre-cent unième coup : on ne sera pas punies car il ne reste personne qui puisse se souvenir de nous. Il n'y avait plus grand-chose à piller ; pourtant, dans le village déserté, on a trouvé, au fond de la bibliothèque, sur un rayon poussiéreux, un livre relié : il narrait les frasques de Corinne et de sa jumelle. Rien n'y manquait, même les choses qu'on avait oubliées comme les fessées imméritées, quand on n'avait encore rien fait. Qui l'avait écrit ? On ne le sut jamais … Il n'y eut pas de fin à l'histoire, mais tenez-vous bien ! Cet extrait ressort d'un grimoire écrit à la main par un admirateur, je m'en souviens : il était assis près du radiateur et quand Corinne s'est envolée, il m'a serrée dans ses bras. Nous sommes partis tous les trois, par-dessus les toits, dessus les collines … Qui a chanté pourquoi, nous sommes nombreux, je crois, et les réponses entre les lignes ne sont pas toujours claires, mais elle s'appelait Corinne, et ensemble, nous avons su nous taire. Un solitaire qui n'a jamais rien dit ni dénoncé, qui n'a pas eu de mère, a écrit nos plus belles années, à la fortune du mot. C'est la première fois qu'on est trois dans notre vie de galères et nous l'aimons de la même façon. Dans le vieux bar fermé depuis longtemps, on va vider les bouteilles en riant ; on sera saoules mais qu'importe, on est les plus fortes, on a juste cherché l'amour delà les portes … Nul ne nous verra, ce soir, et tout prend feu, même le grimoire. Condamnées au bûcher, on a dû entendre des voix et il ne reste que nous trois, cœurs chiffonnés à inventer l'amour qui nous a tant manqué depuis le premier jour ... (joailes ------------) 29 septembre 2024 1 Lien vers le commentaire Partager sur d’autres sites Plus d'options de partage...
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