Partager Posté(e) 24 septembre Message La nuit commençait à tomber sur la petite route de campagne. Elle venait de quitter le village, le panier posé sur le porte-bagages arrière de son vélo de femme ne contenait qu’un peu de viande rouge de basse catégorie, pour une meilleure qualité il fallait en passer par le marché noir, ce marché parallèle pratiqué " sous le manteau", par des profiteurs sans scrupule. Et elle se refusait à payer les prix trop élevés de cette noire contrebande ; ni à céder aux avances salaces que lui valaient ses attraits. La viande servirait pour un bourguignon, des boîtes de conserve et un peu de pain, un nouveau lange pour le dernier né, que les tickets de rationnement lui avaient permis d’acheter complétaient son panier. À trente et un an, avec déjà six enfants, elle faisait partie de ces mères de familles nombreuses dites prioritaires dans les attributions alimentaires. Mais la priorité n’est réelle que tant qu’il y a des marchandises à acheter. Il lui avait fallu négocier chez chacun des commerçants du bourg ; Une plaie pour elle qui n’avait jamais été habituée à quémander auprès des autres. Mais les circonstances particulières de cette guerre vous obligeaient à ravaler votre fierté. Heureusement il y avait le jardin, quelques volailles, la pêche dans le ruisseau voisin, quelques collets parfois dans la haie, mais il fallait bien compléter tout cela par des denrées bien moins faciles à trouver chez soi. Le mari travaillait dans une carrière voisine à l’extraction des cailloux servant au ballast des voies ferrées. À l’école, on apprenait « Maréchal nous voilà » aux enfants et l’occupant interdisait toute célébration patriotique. On tâchait de survivre en prenant soin que nul ne sache ce que l’on faisait. Comme cette nuit de 14 juillet où, avec d’autres femmes de la commune, elle avait planté un drapeau tricolore sur le monument aux morts. Tout en pédalant entre les haies touffues d’où s’élevaient parfois les hautes silhouettes d’un chêne, d’un peuplier ou d’un noyer et qui rendaient son chemin encore plus noir, elle songeait à ce qu’elle ferait de ses maigres emplettes. Elle savait que ses enfants attendaient avec impatience son retour et qu’elle aurait peu de temps pour leur préparer un repas acceptable. Ensuite il y aurait les devoirs et les leçons, la toilette dans la grande lessiveuse à demi pleine d’une eau tiède que l’on renouvellerait après les enfants pour permettre la toilette des adultes. Elle ne se coucherait que tard dans la nuit, après avoir reprisé les vêtements que les gamins devraient porter pour l’école. Elle aurait aussi à poser une pièce sur la cotte bleue de son mari, là où une basse branche avait provoqué un accroc. Elle souriait en se rappelant cette réflexion qu’il avait eue sur le chantier, alors que l’un de ses collègues faisait l’objet de moqueries plus ou moins gentilles car sa femme avait mal cousu une pièce : "il vaut mieux une pièce mal mise, qu’un trou bien fait". Lui savait que son épouse posait toujours ses pièces de la meilleure façon. Elle venait de franchir une côte un peu raide et reprenait son souffle dans la descente, tout en freinant prudemment à l’approche d’un virage, redoutant que le mauvais état de ses pneus, déjà trop usés ne la fasse chuter. La bruine de novembre rendait la route glissante et l’obligeait à baisser la tête sous son capuchon de caoutchouc ruisselant d’eau. La courte pèlerine se soulevait sous les bourrasques et rendait illusoire sa protection. La lampe avant de son vélo éclairait mal le mauvais revêtement devant sa roue qui n’évitait pas toujours les nombreux nids-de-poule. Il y eut les phares, un choc violent, la sensation de voler, la chute brutale sur le goudron et ce moment d’étourdissement. — Madame, Madame, comment allez-vous ? L’accent ne faisait aucun doute l’homme était allemand. — Madame, je suis désolé, mon chauffeur roulait un peu vite et n’a pas vu votre vélo. Comment allez-vous ? — Je... Je crois que je vais bien. Je suis vraiment désolé, mais avec ces terroristes qui nous harcèlent, nous préférons aller vite pour ne pas être des cibles trop faciles, vous comprenez n’est-ce pas ? Oui, oui, bien sûr, dit-elle machinalement Elle restait assise sur le goudron, regardant la voiture arrêtée au milieu de la route, l’officier penché sur elle et le chauffeur qui redressait en coinçant la roue avant entre ses jambes, le guidon de son vélo. Elle se sentit devenir blême. Madame, dit l’officier, ça ne va pas ? Vous êtes toute blanche ? — Un petit étourdissement, mais cela ira. J’ai seulement eu très peur, mais je vais pouvoir rentrer chez-moi. — Nous pouvons vous ramener chez vous, mon chauffeur va mettre votre vélo dans la voiture. — Non, non, merci beaucoup, mais je n’ai rien, juste quelques écorchures et un peu de douleur là, dit-elle en se tâtant les fesses, mais cela passera vite, ce n’est pas la première fois que je tombe de vélo. Vous êtes très aimable et je suis presque arrivée chez-moi. Merci d’avoir réparé mon vélo, je vais rentrer maintenant, mes enfants et mon mari m’attendent. Je suis un peu en retard pour préparer la soupe. — Très bien, je comprends, et je ne veux pas leur faire peur en vous reconduisant, mais si jamais vous souffrez de quelque chose venez me voir à la kommandantur et nous vous ferons soigner par un bon médecin. — Merci Monsieur, dit-elle en reprenant son vélo. Le chauffeur l’aida à ramasser ses provisions, puis l’officier la salua, remonta dans sa voiture qui s’éloigna aussitôt, très vite. Avant de repartir, elle vérifia son guidon. Rien n’avait bougé. L’embout de caoutchouc était resté en place. Heureusement, le message glissé à l’intérieur du guidon serait bien remis dans la soirée au chef du maquis voisin. Ce n’était pas le premier qui passait ainsi entre les mailles des occupants, mais l’alerte avait été chaude. Transporter un message, vous valait la déportation. Sans compter les interrogatoires musclés et elle ne savait pas comment elle aurait réagi si l’on s’en prenait à ses enfants. Mais apparemment la cachette s’avérait encore sûre. Les messages ont continué de passer dans le guidon, jusqu’à ce jour où le maquis fut décimé à cause d’une dénonciation. Mais heureusement personne ne savait pour la messagère. Lien vers le commentaire Partager sur d’autres sites Plus d'options de partage...
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