Partager Posté(e) 18 septembre Gertrude, née dans une grange par un hiver très rude, vouée à la solitude, avait pour habitude de trouver tout absurde. C'est, sans doute, ce qui la sauva de l'inaptitude de ses parents à l'élever ainsi que d'autres enfants, dans un foyer aimant ; elle ne fit guère parler d'elle à l'école et après une rougeole, elle finit par ne plus sortir de son trou où les vis avaient du mal à épouser leur écrou. Elle s'amusait de tout et trouvait très drôle les similitudes entre les gens ; des êtres dépourvus d'intérêt, tous coupés sur le même patron avec des fils grossiers. Des marionnettes en quelque sorte, qui entraient par la porte et sortaient par les fenêtres ; aussi se tourna-t-elle très vite vers la peinture. Les moutons, au loin, se posaient la question : paître ou ne pas paître, être ou paraître .. ? Gertrude les comptait sans jamais s'endormir ni se compromettre. Un voisin charitable déposa un jour sur la table de l'étable un assortiment de pinceaux, de gouaches et de toiles ; elle s'en empara bien vite et se les appropria. En toute quiétude, elle peignit ses rêves à longueur de journée ; quand elle avait faim, elle mangeait des pommes et des raisins bien plus goûteux qu'au marché de Saint-Ouen ; quand elle avait soif, son pinceau lui offrait la plus pure des eaux de sources jaillissant entre les pierres de son château. Je sais qu'elle avait un chat gris qui ronronnait en faisant le gros dos. Il trônait partout, de bas en haut. Ainsi les toiles envahirent sa chambre, et selon ses désirs elle entrait dans leur profondeur, comme si tout un univers se créait autour d'elle, lui apportant de quoi se satisfaire dans l'instant. Quand elle voulut connaître l'amour, elle peignit un grand jardin avec un banc, des roses à profusion dont les épines étaient aussi douces que la brise sur la colline ; elle attendit trois jours -car l'attente est exquise – et d'un coup de couteau, fit apparaître un homme très beau, au profil d'oiseau avec de longs cheveux et des yeux d'eau. Elle en tomba amoureuse aussitôt. Lui aussi, forcément : elle l'avait décidé ainsi. Ils se prirent par la main et dans les dessins qu'ils coloriaient au fur et à mesure, ils purent se voir en peinture ; les couleurs étaient si pures ! Gertrude accoucha sans douleur d'un enfant joli comme un cœur à la mine réjouie ; toutes ses toiles furent réunies et elle vécut heureuse dans son monde de plénitude, avec tout ce qu'elle avait choisi. Pas rancunière pour un sou, elle peignit un soir de pleine lune un recoin sombre pour ses parents en noir absolu, le pinceau soulage. Elle eut envie de plus d'espace et fit venir des rapaces ; si je ne m'abuse je crois qu'elle avait convié des buses ; sa maison ressemblait à celle d'un conte de fées. Mon reportage ne fut, bien sûr, jamais publié, Gertrude ne m'a jamais laissée entrer ; pourtant j'ai entrevu son domaine, c'était l'hiver et dans son grenier elle avait tricoté des manteaux de laine avec un crayon HB. Une marmotte très aimable m'a gentiment raccompagnée à la porte de sable qui séparait nos châteaux, en Espagne. Je ne lui en ai pas voulu, car tout jardin secret doit le rester ; elle ne m'a jamais lu, je ne lui ai jamais parlé mais sur une de ses toiles je me suis exilée. C'est une toile étrange, ou le jaune le dispute à l'orange , c'est l'automne et les lampes sont allumées. Elle peint, je le sais, et m'envoie une muse qui sent le café , j'aurai une insomnie et elle dormira, apaisée. La nuit s'annonce noire d'encre ; tandis qu'elle a laissé exploser un coucher de soleil et posé son pinceau d'un geste nonchalant, je m'évertue à écrire et me sens incapable de rivaliser avec elle. J'abdique … et essaie de trouver une musique qui ressemble à son univers. Dans ma solitude, moi aussi je trouve tout absurde et écoute sans pouvoir le transcrire le brame du cerf. Elle l'a peint avant moi, et je cherche les mots mais ne les trouve pas. Il n'y a pas de mot orange, qui reproduit le bruit des bois qui s'entrechoquent en combat ; j'ai soudain envie de troquer ma plume contre un gros pinceau mais voilà ... Gertrude sait choisir les couleurs, quant à moi ... ma plume s'assèche et je pleure. Branle-bas de combat, je dois écrire des mots en couleur. (joailes ------------) 18 septembre 2024 Lien vers le commentaire Partager sur d’autres sites Plus d'options de partage...
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