Posté(e) 21 mai Elle collectionne les bribes de vies. Dans un cahier gardé près de son lit elle retranscrit les notes prises dans la journée ou la soirée, à la terrasse d’un café ou dans le métro, sur un bout de papier ou son smartphone. Elle ne manque pas de matériel. Où qu’elle soit, quoi qu’elle fasse, ses oreilles sont à l’affût et cueillent sans effort les paroles que des étrangers laissent pendre comme des fruits mûrs. Sa récolte de conversations est bonne en toute saison. Ce matin elle s’est rendue à la papeterie du quartier pour acheter des petites pastilles adhésives de couleur et des intercalaires. Son cahier déborde et plutôt que d’en commencer un autre elle a décidé de tout recopier sur des feuilles perforées. Celles-ci seront ensuite mises à l’abri dans un classeur. Puis elle s’est dit qu’elle devrait en profiter pour grouper ces ensembles de mots en sections et les répartir en thèmes. Elle s’est organisée. Elle se servira de son stylo plume, parce qu’il rend son écriture jolie, et laissera soin à la chance de choisir chaque bribe afin de pimenter la fastidieuse opération. Son fluo est prêt à avertir le cahier lorsqu’un membre du troupeau de récits a complété sa transhumance. Ayant déjà choisi les catégories elle a préparé les intercalaires en carton, les inscrivant à grand renfort de pleins et déliés des termes « Famille/Relation », « Travail/Argent », « Spirituel » et « Actualités/Général ». Quelques thèmes lui sont venus à l’esprit, mais elle a décidé de laisser la liste se former naturellement, au cours de sa relecture. Café dans sa main droite, stylo dans la gauche, elle ouvre le cahier au hasard. C’est la remarque d’une femme à une amie, entendue il y a quelques mois dans le métro. « Je le sais bien qu’il me trompe. Mais tant qu’il me bat pas et qu’il claque pas tout le fric, je m’estime heureuse ». Celle-là ira dans la section Famille/Relation. Maintenant, quelle étiquette thématique lui apposer ? Fidélité ? Bonheur ? Désillusion ? Survie ? Résignation ? Elle n’est pas sûre. Elle la recopie en se disant que la prochaine sera sûrement plus évidente. Elle reviendra sur celle-ci plus tard. À nouveau une page est tirée au sort. Elle se souvient bien de cette conversation. C’est celle de la femme d’un certain âge et du jeune homme dans la salle d’attente. Au cours d’un bavardage anodin, ce dernier venait de dire à sa voisine de siège que son frère, âgé de 30 ans, n’était jamais sorti de Marseille et n’avait jamais mis les pieds à Paris. Elle s’était exclamée, stupéfaite « Il n’est jamais venu à Paris ! Mais c’est tellement facile pourtant ! » Surpris et gêné, il avait répondu à voix basse « Il n’a jamais eu les moyens » puis s’était tu pour de bon. Celle-là appartient à Travail/Argent. Ou peut-être devrait-elle figurer dans Famille/Relation ? L’homme en question n’était-il jamais allé à Paris parce qu’il ne pouvait pas se le permettre financièrement, ou était-ce une excuse ? Peut-être ne voulait-il pas voir son frère ? Peut-être étaient-ils fâchés ? Peut-être même était-il en prison ? « Alors, réfléchit-elle à voix haute, Argent ou Famille ? » Elle se décide pour Argent. Quant au thème… Ignorance ? Classe ? Famille ? Distance ? Acquis ? Conscience ? Bulle ?! Elle se dit en recopiant le texte avec application qu’elle n’a décidément pas beaucoup de chance avec ces deux premières tentatives. Le troisième échange la surprend. Elle l’avait presque oublié. Il date de ses vacances en Corse l’été dernier. Une mère, ne voulant pas salir sa voiture en rentrant de la plage, pressait sa fille d’enlever son maillot de bain couvert de sable humide. Commençant à perdre patience devant la distraction de la petite, elle lui avait lancé « Maintenant ! » d’un ton sec et la jeune enfant avait répondu avec beaucoup de sérieux « Mais je peux pas le faire maintenant. Maintenant ça existe pas maman. Du temps que tu dis maintenant, maintenant est déjà parti ». La mère avait secoué la tête en souriant et l’avait embrassée. Où classer ce moment ? Famille/Relation semble évident. Mais pourquoi pas Spirituel après tout ? Non, Famille/Relations ce sera. Le thème, le thème, le thème… Amour ? Enfance ? Vacances ? Tendresse ? Partage ? Sagesse ? Elle pose son stylo, découragée. La tâche s’avère beaucoup plus ardue que prévu. Les catégories glissent de ses doigts tandis que les mots projettent sur le papier une ombre dans laquelle le sens se cache. Quant aux thèmes, ils lui semblent être à présent une idée ridicule. Elle se sent désappointée par l’impossibilité de mettre de l’ordre dans sa collection. Espérant qu’un peu de mouvement dans son corps diminuera la valse de ses pensées, elle se lève pour aller refaire du café. Debout dans sa cuisine, elle commence à trouver étonnant que la perspective d’organiser son album de phrases lui ait semblé facile et se maudit d’avoir eu cette idée. Elle en est incapable. Puis doucement, au fur et à mesure que l’eau bouillante poursuit son ascension dans la cafetière, sa frustration s’estompe et elle réalise que construire ce recueil sans le juger n’est pas une si mauvaise chose. Qu’elle peut continuer à les apprécier telles quelles, ces paroles, toutes décousues qu’elles sont. Que de reconnaître dans chacune de ces conversations aléatoires un petit morceau d’elle-même est possible même dans la cacophonie. Qu’elle les aime, enfin, pour ce qu’elles sont, des fragments de miroir qui lui renvoient une image mosaïque de ce qu’elle est. Tandis que la vapeur finit de s’échapper de sa prison d’aluminium, elle est soudain heureuse de sa décision de laisser ses chères bribes s’amonceler dans le chaos au fil des pages. Sa tasse remplie, elle retourne s’asseoir à la table. Les pastilles de couleurs, symboles de son échec, sont toujours là. Lentement, elle commence à les détacher de leur ceinture de papier glacé, une par une, et à les coller avec soin sur la couverture du classeur. Puis avec un sourire elle contemple les minuscules multicolores qui viennent de se former, et le mot qu’elles ont ensemble épelé : humanités. Elle a un titre. La journée n’a pas été complètement perdue.
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