Partager Posté(e) 15 avril (modifié) De la grande maison aux volets mauves je ne connaissais guère que le jardin et le salon ; j'y étais venue tant de fois mais sans connaître autre chose que son arôme d'aneth, de thym et d'autres plantes dont on oublie le nom mais qui perdurent à la narine pour éviter l'oubli. Là, c'était un peu spécial : la propriétaire des lieux, Simone, avait dû rentrer à l'hôpital pour deux semaines, une opération bénigne qu'elle m'avait dit, mais on ne sait jamais pour les pissenlits par la racine, quand ils sont là, il n'y a plus le choix, autant prévenir avant sa cousine des fois qu'on ne revienne pas. J'avais pour mission d'arroser les chats et de donner à manger au jardin ; pour ne pas faire le trajet tous les jours, j'allai m'y installer avec mon chevalet, mes cahiers et tout mon barda ; en refermant le portail, ce jour-là, je ne savais pas que m'attendait une aventure peu commune. Les grands cèdres ployaient sous le vent de ce jour d'automne et de lourds nuages noirs encombraient le ciel comme souvent au mois de novembre, le mois le plus triste de l'année, pourri dans toute sa splendeur même dans l'odeur des fleurs. Quatre gros chats vinrent s'auto-caresser contre mes jambes en poussant de petits miaulements plaintifs et je prononçai quelques paroles apaisantes tout en entrant dans la demeure pour déposer mes pieds et paquets. Ce soir là, je me contentai pourtant d'une petite collation et découvris la chambre que Simone m'avait préparée au rez-de-chaussée : tout y était bleu, de la tapisserie aux draps de lit, en passant par la moquette qui étouffait les bruits ; au plafond, un troupeau de moutons me fixait de leurs yeux vairons et en les comptant, je m'endormis si profondément que je n'entendis pas ni ne vis le loup qui mit son nez à la fenêtre pour prendre mon pouls. Lorsque je m'éveillai, je mis quelques minutes pour me souvenir où j'étais, ce qui arrive souvent quand on n'est pas dans son lit habituel, je fis mon signe de croix et, voyant les cardinaux, je me dirigeai vers la cuisine où les chats m'attendaient ; il pleuvait en abondance et l'électricité était coupée mais je parvins à faire couler du café à l'ancienne, il avait un goût de bois de chêne ; avec quelques tartines de pain grillé que je badigeonnai gaiement de beurre et de confiture de fraise, mon pêché mignon, la journée pouvait bien commencer. Le jardin s'était arrosé tout seul, je décidai de visiter la maison. Un escalier en colimaçon menait aux chambres à l'étage et en ouvrant la porte de la première, je fus surprise de la trouver entièrement peinte en vert, des moutons y paissaient tranquillement avec des pissenlits à la boutonnière ; la seconde tout aussi étrange était blanche et il y faisait très froid, quelques skieurs descendaient ses pentes, vêtus d'anoraks, de chapkas et de nez bleuis par le froid. La troisième, d'un rouge écarlate était entièrement recouverte de tableaux en clair-obscur, je reconnus l'oncle Arthur et Guenièvre en train de cueillir du genièvre, excellent remède en cas de grosse émotion, recette de Napoléon, un vieil ami rencontré sur la route. Quand j'ouvris enfin la quatrième porte, je me trouvai dans une salle immense avec des miroirs et une barre classique pour la danse. Prise au collet par un vieux souvenir, je fis quelques exercices d'assouplissements avant le grand écart. Soudain, la lumière revint et je m'aperçus avec étonnement qu'un banquet était dressé sur une nappe blanche où picoraient des tourterelles sous les yeux attendris d'un pygargue gris ; du beau monde, descendu des tableaux avait envahi la pièce et chacun se mit à danser, faisant des entrechats au beau milieu d'un troupeau de moutons étonnés, de skieurs devant un thé avec des cols roulés ; toutes les couleurs s'étaient mélangées et j'entendis la sirène d'une ambulance sur laquelle il ne faut pas tirer. Simone donnait des instructions, le loup à tête de psy gay se grattait l'oreille gauche et les quatre gros chats m'emmenèrent sur une civière à laquelle j'étais très attachée ; il faut dire que souvent, alors que vient le mois de mai, l'odeur du muguet me rend folle. On peut trouver ça drôle, mais à force de m'occuper des autres, ce sont eux mes geôliers . Mon histoire se termine ici. J'aurais pu faire une suite, mais à quoi bon ? Pour une crise d'appendicite me voilà sous les néons et l'analgésique est beaucoup trop fort. Le loup bêle, le mouton rit, peut-être les chats sont morts, il est tombé de la grêle, le vent a faibli et me voilà encore dans le décor. Je me réveille sans conviction, plutôt abasourdie, et sur ma table de nuit sonnent les cloches de brins de muguet. Ils portent bonheur, dit-on, alors pour se faire opérer, mieux vaut attendre le mois de mai : c'est plus facile de choisir les fleurs du réveil. Arthur est là, qui veille, mais j'ai du mal à revenir je vois bien qu'il attend mon dernier soupir. (joailes ------) 15 avril 2024 Modifié 15 avril par Joailes Lien vers le commentaire Partager sur d’autres sites Plus d'options de partage...
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