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Nous étions si nombreux, l'été, à nous réunir dans la grande maison de Tante Seelie qui avait les pieds dans l'eau depuis toujours et aussi beaucoup d'amour qu'elle distribuait à grands coups de tartes aux fruits de son verger  ; il fallait nous nourrir à moindre frais et en Provence tout était simplifié.

Ce dont je me souviens le mieux, qui me met les larmes aux yeux et la salive à la bouche, c'est du parfum de sa sauce tomate et de sa couleur farouche.

Dès le matin, Tante Seelie allait par le chemin ramasser de grosses tomates mûries au soleil, du thym, du laurier et quelques graines bleues, qu'elle mettait dans son panier d'osier tressé de ses mains, dont le nom reste un secret, pour préparer la sauce. 

Elle nouait à sa taille un joli tablier orange avec des olives et se mettait gaiement à l'ouvrage.

Comme j'étais très sage, j'avais le droit de m'asseoir en bout de table, devant un bol de chocolat et un quignon de pain et de la regarder faire sans dire un mot.

J'avais des moustaches de crème, les yeux écarquillés ; j'en oubliais les versions et les thèmes où j'avais dû bûcher.

J'en perdais mon latin, sûr et certain ; tant pis : je cueillais le jour dans la rosée des nuits où sombre le déni. 

 

Je crois n'avoir jamais connu depuis bonheur si grand que de la voir mélanger les ingrédients dans une sauteuse aussi vieille qu'elle, probablement, et d'assister à tous les déploiements d'arômes qui emplissaient sa cuisine.

Fascinée, je regardais la cuillère en bois menée de sa main sûre, écoutais chanter les tomates sous la flamme bleue de la cuisinière et il me semblait que je rêvais encore, bien qu'ayant quitté mon lit.

Le couvercle étant mis sur la potion magique, Tante Seelie me poussait gentiment hors du sanctuaire et j'allais réveiller mes frères dans le kiosque à musique où l'on avait perdu la voix de notre mère.

Nos jeux étaient sans fin dans l'immense savane peuplée de crocodiles et nous nous baignions dans le Nil, le plus long fleuve du monde, celui où l'enfance ne finit pas.

 

Puis il venait midi et nous courions sous les papyrus, affamés.

La table était dressée par enchantement sous la tonnelle où Kizizi, le chat, dormait , repu.

Dans un silence religieux, nous mangions les pâtes de Tante Seelie imbibées d'une sauce … rien que d'y penser, j'en ai encore le tournis.

 

Il est, comme ça, des souvenirs d'enfance qui restent à jamais incrustés en soi, comme des perles sur la soie d'une robe de reine. 

Et chaque fois, quand je languis, que je suis triste ou seulement solitaire, que mon cœur ressemble à un tablier orange avec des olives noires, je prépare une sauce tomate avec la cuillère en bois que m'a léguée Tante Seelie.

 

Mes frères, par l'odeur alléchés, ont perdu le langage d'autrefois mais je vois dans leurs yeux revenir le Nil et c'est avec des dents de crocodiles qu'ils dévorent mes pâtes.

Quand ils repartent, leur panier d'osier est plein de ces bocaux de sauce dont la recette est un sacerdoce.

Je vous avoue, mais c'est un secret, quand on aime, on sait cuisiner !

 

Mais parfois, la douleur est atroce, chacun a rejoint tante Sellie ; dans ma sauce je mets des larmes de crocodile, le dernier survivant du Nil.

Il n'y a plus personne et la sauce est beaucoup moins bonne.

Il me reste le thym et le laurier mais les baies bleues, je ne les trouve plus.

J'ai envie de rejoindre la table mais elle est vide, vous avez disparu.


 

(joailes -------) 2 avril 2024


 


 

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