Plume errante

[Joailes]

 

 

Délicatement, avec une petite pelle, creuser un peu, de façon à faire un puits comme on dit en pâtisserie quand on s'apprête à pondre un œuf dans la farine.

Avec les doigts, tasser un peu puis planter le décor, de préférence dans un grand pot profond et large.

Arroser légèrement et mettre le tout sous abri, au sud.

S'asseoir dans un fauteuil à bascule avec, sur les genoux, un cahier aux feuilles diaphanes et entre les doigts une plume dorée au réservoir plein d'une encre violette qui pousse dans les bois en diffusant son parfum unique ; éventuellement mettre un peu de musique selon les goûts de chacun.

Les bougies sont recommandées, car elles ouvrent des routes ombragées sur les murs et les rideaux seront tirés pour ne pas être distrait par quelque passant curieux bien capable de venir coller son nez à la vitre si votre silence lui paraît suspect.

Je parle en connaissance de cause car je me souviens d'une famille tonitruante au premier étage d'un immeuble qui en faisait douze ; comme le son monte chacun en profitait et nul ne s'est jamais plaint.

Par contre, la famille silencieuse du troisième avait toujours des problèmes car chacun la soupçonnait de toutes sortes de méfaits.

Le silence peut donc paraître suspect, mais il est indispensable pourtant pour établir la connexion avec la muse échappée pour un soir du Panthéon.

 

Garder les yeux fermés quelques instants, attendre encore l'écrivain est patient et connaît bien les salles d'attente dépouillées où il attend son invitée.

S'il neige au-dehors, c'est encore mieux car tout fond, même le décor d'anciennes années et les sapins sont beaux dans la forêt des souvenirs. 

 

La voilà qui arrive mais attention, prête à s'enfuir au moindre bruit comme le chat qui n'est plus parmi nous car la nuit est venue et il a disparu dans la tempête.

Le chat, quel fabuleux animal qui va chercher par tous les temps, habitué depuis tout petit, quelque proie de sa patte impitoyable, sauf le vendredi où il préfère rester

alangui sous la table où les souris sont plus affables. 

Le cerveau est vide, enfin.

Lentement, la plume se lève et caresse la feuille de cahier ; entrez dans la danse comme dans une corde à sauter, souvenez-vous de votre enfance, de ce jeu suranné …

Une histoire commence, il faut tout noter, les bruits et les fragrances, les lumières des saisons ; les ambiances.

La plume erre longtemps et quand elle s'arrête, enfin, épuisée, le décor est planté.

Le jardinier aussi est fatigué mais sa récolte est bonne, il plie son plaid, couche ses fantômes ; il n'en reste qu'un seul, il ne dit pas qui c'est et pose sa plume d'amour sur son oreiller.

Ouvrez les rideaux et voyez : dehors tout est page blanche ; demain il faudra tout commencer.

Pas facile d'être plume errante.

Mais bon, si vous êtes condamnés, vous savez ce que c'est.

La plume errante est une feignante qui lâche tout sur un cahier avant d'aller se coucher.

Elle est coquette, déroule ses bas, bâille comme un chat et enfile sa nuisette de soie.

Vous ne rêvez plus que d'une chose : faire une histoire cohérente, vous savez que demain elle sera absente et déjà, d'elle, vous languissez …

Quand reviendra-t-elle ? Qui sait ? 

(joailes ----) 10 janvier 2024

 

Modifié 10 janvier par Joailes