Partager Posté(e) 19 novembre 2023 Il ne savait pas lire. Yvine lisait, le soir surtout, à la lueur du feu de la grande cheminée, dans la grand-salle que désertaient peu à peu les ventres repus. Parfois, elle oubliait son ouvrage. Vortimer tournait les pages pour regarder ces caractères qu’il ne connaissait pas. Ses grands yeux d’émeraude s’étaient posés dessus et les symboles paraissaient garder quelque chose de leur lueur extraordinaire. Il refermait soigneusement le livre et caressait la couverture de cuir qu’elle avait touchée de ses mains diaphanes. Toute sa pensée se déployait dans les possibilités inconnues que ces lettres ouvraient à l’esprit de la reine. Il en vint à jalouser son savoir. Il voulait, lui aussi, connaître ces horizons lointains de la pensée où les âmes, même malheureuses, se dilatent, en dépit de toute adversité, dans d’impossibles chimères et l’absolu de l’amer idéal. Il alla voir Ailbert, le curé de l’église, pour qu’il lui apprenne l’alphabet et les rudiments de la lecture. Le clerc était tout surpris de cette soudaine curiosité. Un soir, Vortimer lut le titre du livre qu’Yvine avait laissé. C’était l’Odyssée. À grands frais, il en acquit un exemplaire, copié de main de maître par un enlumineur. Le « Dis-moi, Muse » était tracé à l’encre verte et la flamme d’une bougie en faisait danser la couleur. À force de travail, lui qui n’aimait pas la mer, il se surprit à lire l’épopée de ce marin. Il plaignit Polyphème et plus encore Calypso, elle qui avait tout fait pour conserver son amour sur son île enchantée. Pénélope lui paraissait lointaine, inaccessible, mais les pages se tournaient, en rapprochant les deux amants prédestinés. Il lisait des passages entiers, à haute voix, au milieu des bois. Les apparitions d’Yvine s’espacèrent et devinrent de plus en plus rares. Sa grossesse arrivait à son terme et elle peinait à se déplacer. Le climat de tension que Margreg faisait régner dans sa cour s’apaisa à mesure qu’il en venait à oublier sa présence. Assa l’aidait à monter les marches pour parvenir sur la terrasse, où elle trouvait une place où s’asseoir et aspirer la fraîcheur de l’air printanier. Lorsque Vortimer y montait, les yeux d’Yvine le suivaient toujours avec la même curiosité tranquille, mais aussi avec une certaine douceur qu’il n’y avait jamais vue. L’imminence de cette naissance répandait sur l’univers entier quelque chose de sa tendresse maternelle. Il y était sensible au point de ne plus éviter sa présence et, parfois même, il lui rendait ses regards sans s’apercevoir qu’il y mettait la même douceur. Il vit qu’elle avait du mal à marcher et qu’elle était souvent prise de douleurs qui l’arrêtaient dans ses divers mouvements. C’était l’enfant qui s’agitait, disait-elle à sa suivante. Ces douleurs inquiétèrent Vortimer. Les femmes étaient nombreuses à mourir en couches. Et si la reine mourait ? Cette pensée le tortura longtemps. Il voyait déjà son nom inscrit sur la dalle de pierre froide de l’église de Trévar Védyne. Il ne la verrait plus. Que deviendrait-il sans le trouble que lui causait sa présence ? Il retomberait dans son indifférence coutumière, mais avec le sentiment qu’il lui manquerait ce à quoi il était le plus attaché. Alors, tout serait vain, comme avant, et il n’aurait plus d’autre intérêt dans la vie que le prochain gîte ou le prochain repas. Il en vint à maudire les agitations permanentes de cet enfant. Lien vers le commentaire Partager sur d’autres sites Plus d'options de partage...
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