Le rêve de Pierrot

[Joailes]

 

 

    Le visage de Pierrot est blême et une épaisse larme noire roule sur sa bouche coquelicot il voudrait faire croire que tout est rigolo mais quand finit son numéro il s'enfonce dans la nuit, il enlève son drôle d'habit et se démaquille, puis va le long des falaises écouter les chants de la mer c'est là tout son univers et les immenses oiseaux blanc grisaille poussent des cris atroces ; c'est lui le gosse et il applaudit du fond de ses entrailles.

Pierrot est ivre, il glisse sur un rocher, n'en finit pas de tomber, il cherche où s'accrocher mais il n'y a rien que le vide et le temps furtif ; il voudrait crier mais il reste muet , toute sa vie défile, le vent salé le gifle et il aime ça, il boit. 

Les yeux écarquillés il voit une rue luisante de pluie, il y a de la lumière à la fenêtre et des ballons multicolores qui n'éclatent jamais dans le souvenir ;

c'est un anniversaire, il entend les rires du bout de la terre, respire les haleines anciennes et attrape des baisers éphémères du bon vieux temps au parfum entêtant de lys blanc. 

Il dort encore , s'agite, son cœur palpite, ça sent le café chaud et la tartine grillée de l'enfance qui quitte son cheval de bois et comprend le manège.

Bertha, comme chaque matin, ouvre les rideaux, un éléphant barrit ou peut-être le directeur ; Pierrot s'étire et bâille à friper son coquelicot dont le cœur est noir, étrangement.

Ce cauchemar délicieux revient chaque fois dans la Cornouaille où le cirque s'arrête chaque année.

Il n'y a pas foule à cause de la houle et Pierrot fait un numéro inédit, réservé aux quelques érudits qui ont payé leur place pour le voir tomber le long des falaises ; il mime si bien qu'on le sent mal à l'aise comme s'il allait s'écraser vraiment en contrebas.

Un trompettiste triste joue un morceau de jazz, un blues très noir et Pierrot se relève avec emphase, quelques paillettes sur sa collerette s'envolent dans le ciel ; il salue bien bas. 

Tonnerre d'applaudissements ; le public est conquis.

Et l'éléphant barrit ou peut-être le directeur qui vient de gagner sa vie en quelques heures.

Pierrot est heureux comme jamais, il reste maquillé et va le long de la falaise pour tomber encore, à l'infini, dans son drôle d'habit, avec sa larme noire qui roule sur sa bouche coquelicot et Colombine se jette dans ses bras.

Ils tombent tous deux dans le gouffre sans fin du rêve et de la nuit sur la grève quand le marchand de sable est en vacances, ailleurs, et qu'il fout la paix à ceux qui sont restés chez eux.

(joailes -----) 7 août 2023 -