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Conversations avec le capitaine (5)


Thy Jeanin

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Je racontai, un jour, au capitaine comment on était venu me tirer, fort rudement de la soute. Il se trouve que c'était peu après un bref échange avec un des damnés auxquels on m'avait réuni.

L'un d'eux s'était enquis de savoir pour quel crime j'étais avec eux. "Sais pas, avais-je répondu, laconique. J'ai tué personne."

Le lendemain, on m'était venu quérir manu militari.


"Le commandant vous mande. Suivez-nous!"
Pas le temps de respirer. Me voici dans la salle principale du navire, une sorte de vaste salle à manger décorée de quelques sombres tentures. Des portraits aux cloisons, parmi lesquels je crois reconnaître celui du capitaine. Tout un parterre d'officiers est assis là. Sans leurs yeux fulgurants, on les croirait pétrifiés.
"Monsieur, nous allons procéder à votre jugement", déclare un petit homme sec aux cheveux gris, guindé dans son uniforme, planté à l'autre bout d'une longue table. Le dos à la lumière, il n'est guère dévisageable.
J'ai failli répondre:
"M'en fous."
On me fait asseoir.
On me présente un lieutenant, je crois, dans le rôle du procureur.
"Qui est juge? demandé-je.
-Monsieur, l'affaire est grave, reprend le petit commandant. Il s'agit d'un homicide volontaire. Vous avouâtes, et nous le savons.
-Quoi? ânonné-je.
-Vous avez, Monsieur, solennellement déclaré à vos compagnons de soute (nous citons):..."
Une sorte de secrétaire se lève, tenant ouvert un registre entre ses mains:
" "J'ai tué personne" (fin de citation)."
On me regarde. Je dois avoir l'air parfaitement ahuri.
"Est-ce la vérité? demande le commandant.
-De quoi parlez-vous? m'éberlué-je.
-Avez-vous dit cela, tel que nous le rapportons?" précise-t-il.
Je fais un gros effort de mémoire.
"Oh... Oui... Il y a quelque temps..."
Il me coupe la parole:
"Monsieur, reconnaissez-vous que vous n'employâtes pas la négation, autrement dit que vous ne dîtes pas très exactement: je N'ai tué personne?"
Il a dit cela en nasalisant de son mieux le phonème qu'effectivement -et je l'avoue- j'ai omis.
"C'est bien cela. Notez, ordonne-t-il au scribe. Monsieur reconnaît les faits. A vous, lieutenant!"
Lequel se lève, tourne en rond et pointe l'index vers moi.
"Le monsieur que voici, tonne-t-il, reconnaît avoir formulé une phrase que nous pouvons considérer comme un aveu. Rien de plus simple: il a, soit par modestie soit par euphémisme, remplacé "quelqu'un" par "personne": "J'ai tué personne", c'est-à-dire: "J'ai tué quelqu'un". Ce faisant, il a omis l'article "une": "J'ai tué personne", c'est-à-dire: "J'ai tué UNE personne". En effet, Monsieur est (nous nous sommes renseignés) parfaitement au clair quant au fonctionnement de la langue. Se prenant pour un poète (quelques sourires s'esquissèrent dans la salle), il aura voulu faire un archaïsme. Voulez-vous des exemples? En voici: euh... "Armez canons!", "Posez fusils!", etc. La bonne vieille langue militaire en fourmille. Oui, Messieurs, cet individu se pique d'écrire! (Nouveaux sourires.) L'omission de la particule négative élidée n'en est pas une: force nous est de considérer la phrase sus-citée comme éminemment AFFIRMATIVE!"
Il suspend un moment son discours, apparemment absorbé par l'observation d'une tache sur ses belles manches bleu de Prusse, et poursuit:
"Les témoins, ses compagnons de soute, pauvres gens terrorisés, rapportent que cette déclaration fut proférée sur un ton qui ne laissait aucun doute sur le sentiment de fierté qui en motivait l'énonciation."
Il fit un petit claquement sec avec sa langue.
"Nous les avons interrogés. Ils ont parlé sans difficulté. Enfin, Messieurs, s'il faut rechercher l'identité de cette malheureuse "personne" qui est aussi la victime, la réponse est vite trouvée: quelqu'un a disparu de la soute, qui tentait de s'enfuir et a été retrouvé mort aux côtés de l'accusé. Il s'agit d'un pauvre bougre d'illusionniste d'origine septentrionale. Il était quasiment réduit à l'état de cendres..."
En un éclair, je comprends qu'on veut me faire porter le chapeau. J'attends donc fiévreusement que me soit donnée la parole.
"Avez-vous quelque chose à déclarer? me demande le commandant.
-Je...
-Levez-vous devant d'honnêtes gens!" crie-t-il.
Je me lève et m'efforce de calmer mes esprits.
"Je... Monsieur le Commandant, Messieurs, je...
-Ne soyez pas obséquieux! me lance-t-on.
-Je... voudrais seulement... dissiper ce qui est manifestement un malentendu. Je n'ai nullement voulu dire que j'avais tué qui que ce soit. Je n'ai fait qu'omettre la négation (et non quelconque article) parce que... j'étais épuisé et voulais communiquer en toute simplicité. Laissez-moi, je vous prie, clarifier les faits..."
Et je raconte mon voyage en compagnie du chamane.
A peine ai-je terminé que tout le monde éclate de rire.
"Vous nous prenez pour des naïfs!" souffle le commandant entre deux ricanements.
Il m'apparaît enfin que je n'obtiendrai pas gain de cause.
"Trouvez autre chose! ajoute-t-il en me fixant obliquement.
"Mon commandant, Messieurs...
-Fi!"
Je perds patience:
"Enfin! Je tiens à rappeler à la Cour ici présente que je n'existe pas! Je ne suis qu'un fantôme, comme mes camarades maintenus en soute sur ce navire hollandais.
-Justement! hurle le procureur. Si vous-même n'êtes personne, "personne" ne saurait-il être quelqu'un?"
Je m'emporte:
"C'est un complot contre ma personne!"
Nouvel éclat de rire.
"Que vous en plaignez-vous, si vous n'êtes rien? susurre le commandant.
-Malheureux paranoïaque! s'enflamme le procureur. "J'ai tué", vous avez dit: "J'ai tué", et c'est tout ce qui compte!"
Sûr d'être condamné d'avance, je sens l'angoisse me saisir:
"Ayez donc pitié! imploré-je. Je ne suis qu'un petit grain rocheux perdu dans le grand froid interstellaire, une poussière errante de l'espace-temps, du rémanent de quelque supernova, bombardé de rayons cosmiques, coincé dans je ne sais quel anneau, je ne sais quelle spirale, entre géantes bleues et naines blanches: laissez-moi trouver mon humble soleil!"
Cette fois, les rires sont spasmodiques, quasi hystériques.
Quand tout le monde s'est calmé:
"Monsieur, dit le commandant, allez, nous ne serons pas cruels! Vous n'êtes qu'un pauvre fou..."
Toute l'assistance hoche la tête.
"Aussi vous accorderons-nous les circonstances atténuantes."
Et, se tournant vers les mousses:
"Qu'on le remette aux fers!"

 

 

 

 

 

Modifié par Thy Jeanin
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