Add Comments/Reaction First Last Add Comments/Reaction First Last

Il n’y a aucun commentaire à afficher.

~ Les commentaires sur les sujets sont uniquement visibles des membres de notre communauté ~
Rechercher dans
  • Plus d’options…
Rechercher les résultats qui contiennent…
Rechercher les résultats dans…

Doit contenir au moins 3 caractères.

Aller au contenu

Conversations avec le capitaine (4)


Thy Jeanin

Messages recommandés

 

J’ai rencontré le capitaine sur un navire battant pavillon néerlandais. C’est pourquoi – si vous vous en souvenez – nous volons parfois, sans quitter bord.

 

 

En toute logique, l’équipage était constitué de larrons et tous, y compris le capitaine, rejoignaient le soir non leur cabine, mais la soute, à fond de cale.

 

 

Je n’étonnerai personne en spécifiant l’identité spectrale des marins de ce bateau où, moi-même, je fus enchaîné à titre de damné.

 

 

Le capitaine était chargé de cette étrange cargaison qu’il faut bien qualifier d’humaine. Ce n’est que plus tard, lorsque nous eûmes, lui et moi, pactisé, que nous convînmes d’une nature commune combien plus vivace.

 

 

« Ouais, ouais » dites-vous, dubitatif ?

Vous n’avez qu’à lire Heine*, malotru !


Il s'était écoulé, depuis ma mise aux fers avec l’équipage, une éternité. J’avais eu l’ample occasion de goûter à l’ascèse par laquelle l’ermite libère son esprit, lorsque un jour, mon proche voisin, tournant lentement son visage vers moi, me déclara sur un ton las:


"Je vais quitter ce lieu, m'évader. Veux-tu me suivre?" tandis que, sans hâte, il se déshabillait.


Interloqué, je hochai affirmativement le chef. Il me saisit la main gauche.


"Ne crains rien, je suis noai'di", dit-il.


Puis de l'autre main, il amena à lui une sorte de tambour qu'il plaça entre ses cuisses et commença à psalmodier des paroles incompréhensibles. Il me lâcha la main en me recommandant de m'accrocher à son épaule droite. Puis il se mit à frapper son tambour, sur lequel il improvisa en quelques instants un rythme fascinant. Ce faisant, il brodait une étrange mélopée sur des mots qui m'étaient inconnus:


"Saiva-läiddi, saiva-guoli, noides-woeigni, kir'di noai'di, oinoalma, tietta-jalmoj, oai'dne..."


Une sorte d'engourdissement s'empara peu à peu de mes sens. Autour de moi, tout semblait s'animer dans un ballet onirique. Les barils tournoyaient en s'effaçant, les cloisons du navire s'éclaircissaient jusqu'à se fondre dans une limpidité azurée où défilaient les nuages, à toute allure et à portée de main. La surface de la mer elle aussi, d'un gris argenté de miroir, défilait sous moi. Tel un silencieux bolide, je traversais les airs -du reste confortablement, ne sentant plus mes membres mais percevant comme un rafraîchissement à fendre ainsi les vents. Cela dura un temps indéfini. A dire vrai, le temps semblait aboli, et je fuyais, serein, vers des horizons épanouis, me sentant une sorte d'oiseau. Existais-je encore distinctement de ce qui m'entourait? -Question après tout sans fondement! J'étais comme une âme sans peine, libre, parmi des molécules accueillantes: fibres des nimbes, changeantes comme la moire déchirée de drapeaux claquant aux vents, fluidité saphir filante, mi-marine, mi-aérienne, coulant sans limite, pareil à un torrent jouissif et sans fin.


Tout à coup, j'entendis -ou plutôt, je sentis que l'on m'appelait. Je baissai quasi instinctivement la tête: quelqu'un, plus bas, se jouait de l'onde verte et bleue et semblait me suivre, nageant avec une majestueuse lenteur. C'était mon compagnon noai'di, -une baleine néanmoins; mais c'était lui, je le voyais bien. L'observant, sans effort, je compris qu'il me souriait.

 
Je me retrouvais bientôt à ses flancs, baleineau moi-même, glissant entre deux eaux, fonçant vers des icebergs de velours, dans le sillage exquis du vent. Une sorte de télépathie m'avertit que mon compagnon avait mis le cap vers le Nord et l'étoile polaire apparut, tel un signal rassurant, droit devant nous, emblème de la liberté dans un ciel d'un bleu nuit approfondi...


Puis tout valsa dans un chaos formidable, au milieu de clameurs terribles: on me frappait à coups de fouet et je revins à moi dans la douleur, tandis que les formes, les éléments présents à mon départ s'imposaient à nouveau à mes yeux: barils, planches pourries, poussière. Les marins me secouaient et me cognaient à tour de bras, tirant sur mes fers, beuglant des insanités. Je ne fus pas long à reprendre mes esprits, sous un flot brutal d'adrénaline. J'étais horrifié. Ils me regardaient, goguenards:


"Tu croyais nous fausser compagnie?" hurlait l'un d'eux en brandissant un bâton.


Quand ils me laissèrent enfin un peu de répit, je cherchai du regard, endolori, mon compagnon. Il ne restait de lui qu'une sorte de momie figée sur le sol. Replié sur lui-même, il n'était plus que moitié homme et moitié cendres. Les marins ouvrirent le bracelet de ses chaînes et emmenèrent sans ménagement ses restes, comme on traîne un cadavre. Autour, les autres prisonniers s'étaient à demi-soulevés pour mieux assister à la scène. Atterrés, les yeux noyés d'ombre, ils ne disaient rien.

 
Croyez-moi si vous voulez, mais à partir de cet incident, je n'ai plus rien avalé de toute la traversée, sinon l'air moite et putride de la soute: cela suffit aux spectres.

 

 

 

* Les Reisebilder, « Shnabelewopski », VI

    Les termes en italique sont lapons.

 

 

 

 

Modifié par Thy Jeanin
  • Merci 1
  • Surpris 1
Lien vers le commentaire
Partager sur d’autres sites

×
×
  • Créer...