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Edgar et ma sœur


Joailes

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Il était encore tôt dans le début du tard mais les ombres, déjà, formaient des têtards sur les murs emplis de murmures où le soleil se meurt aux ventres des lézards enivrés de mûres quand l'été s'allonge à faire croire que tout est éternel. 

Les ruelles enfilaient leurs habits de caméléon et quelques réverbères faiblards rêvaient de buffets de la gare dont les ancêtres avaient tant parlé ; les boutiques cachaient leur clinquant derrière des rideaux de fer aux lourdes serrures et les chalands avaient disparu, il faisait plus froid dans les rues.

Au loin, sur le boulevard, quelques valises à roulettes jouaient des castagnettes à travers les pavés ; on eût dit le bruit d' un avion qui venait de décoller mais alors c'était trop tard pour attraper le train ; par ailleurs nul ne le peut, c'est tellement lourd !

Le poids des départs en catastrophe où l'on vide ses poches pleines de mouchoirs en papier où l'on s'est bien mouchés, le train est un tyran ; à une minute près tu le rates ou des heures durant tu l'attends, c'est à son bon vouloir.

Le train de mon neveu, Edgar, qui sait dire je le veux comme un roi de Navarre et qui a déjà un sacré bout de rail pour son âge et une locomotive, de surcroît, est toujours en avance.

Chaque année quand il prend un balai -ce qui ne lui arrive jamais, en vérité- il reçoit des wagons, ce qui fait que son train n'en finit plus de se tortiller et que bientôt il faudra rapetisser le monde de ses songes ou agrandir sa chambre.

Le fil de mes pensées me fait un croche-patte et le dragon écarlate commence à clignoter au restaurant asiatique à l'odeur caractéristique du riz cuit, je suis presque arrivée, je le sens.

Mon GPS de poche me dit tourne à gauche et j'obéis mécaniquement, l'avenue est nulle et non avenue, il faudrait savoir ; quelques rats aux moustaches fébriles essaient de m'attaquer mais je résiste grâce à mon sabre laser acheté à Vancouver un soir où il n'y avait pas de vent et bientôt le grand portail de couleur triste m'ouvre ses bras glacés comme le Canada quand l'homme n'est plus là. 

Ici vit ma sœur qui ne bat pas le beurre et encore moins l'argent, moins encore le sourire de la crémière ; elle a de grandes ardoises un peu partout, sa cuisine est un réduit impeccable pour réduire l'eau de cuisson des pâtes à toutes les sauces qu'elle confectionne à la six-quatre-deux ce qui fait de la vitesse grand V, V comme vilaine, autant dire pour faire plus court qu'elle a quelque origine italienne dont la grand-mère Adrienne rougissait encore il n'y a pas très longtemps en regardant Rocky sur un écran mal acquis qui n'a guère profité.

C'est une artiste, ma sœur, dans toute sa splendeur avec ses odeurs, ses yeux mille fois perdus et retrouvés où les bleus se chamaillent et ses cils noirs en bataille, comme des éventails, palpitent à ras des larmes si transparentes qu'on dirait des pépites de rivière à travers des tamis de chercheurs d'or.

Mais qui cherche de l'or dans les yeux de ma sœur alors qu'en sueur elle termine son service en souriant en pensant à son fils ?

Sa chambre est défaite de rêves qui sentent la peinture, l'encre, la colle spéciale blessures qui n'a plus trop fière allure au fond d'un tube vide et les nuits qui s'achèvent dans les quatre épingles lui font des dessins au fusain sous les yeux.

Pendant vingt-quatre heures sur le même nombre, elle se démène pour son petit d'elle, qu'il ait toujours dans ses chaussons un wagon et des rêves par milliers sans besoin de billet, ni retour, ni aller.

Juste des ailes qu'Il n'a pas su donner. 

Comme elle commence à cinq heures, Paris s'éveille elle est déjà dans son bleu marine quand j'émerge à peine après le café et les oranges sanguines pour la vitamine C ; je sais mais ne dis rien ; je vais m'occuper de mon neveu et, tandis qu'il dort encore dans son lit bleu ciel, je joue un peu avec son train.

Une fois je suis même montée dedans et me suis retrouvée je ne sais où, en rase campagne où juste une maisonnette qui ressemblait à une cacahuète diffusait des arômes de sucre d'orge et de miel pour le mal de gorge quand les sanglots se font gestes de lave.

J'ai agité un carillon qui n'était certainement pas là pour rien puisqu'il n'y a pas de hasard surtout dans les trains, et trois ours -que dis-je, des oursons- m'ont accueillie ; je suis une peluche et je dors à côté d' un petit garçon qui est chef de gare pendant le jour et puis le réveil a sonné.

Par la grâce de Balthazar, le père d'un ami d'Edgar et chauffeur de taxi gratuit dans le monde des Bisounours*, un message arrivait  sur l'écran d'un téléphone dernier cri dont on avait choisi le hurlement ; le temps nous était compté, pour ne pas être en retard et contrairement à notre réputation, on s'est dépêchés .

Il fallut vite sortir le Banania* qui rigolait toujours de nous voir en pyjama, et le beurre au cœur dur qui se plaignait de son séjour chez les esquimaux, qu'on finissait par abandonner pour ne pas perdre le temps.

Après avoir enfilé nos uniformes fraîchement repassés par quelque main d'amour, nous allions fièrement vers l'école, sachant tous deux qu'on aurait été bien mieux à la maison de la gare abandonnée où aucun train n'avait jamais déraillé, petit tortillard des rêves, train de nuit, train en grève, train malle des Indes, train-train quotidien de la mémoire des songes.

Ma sœur, sa mère, la fille de la grand-mère exotique, arrivait en trombe et en fumée et nous partions tous quatre, sauvés d'une journée ennuyeuse où nous n'aurions rien appris ; le buffet de la gare ouvrait ses portes et nous mangions des pâtes à point pour les dents qui nous restaient ou celles qui n'avaient pas encore poussé et nous étions en Italie où Adrienne nous accueillait avec son tablier grand comme la cour de l'école mais sans les platanes.

Et puis on entendait le sifflet.

Tout le monde en rang c'est l'heure du fouet.

Et le fouet siffle sur les rêves et la gare est fermée ; où sont Edgar et Adrienne, la bonne odeur du chocolat, dans quel wagon sont-ils montés ?

Que fait Balthazar dans la cabane du berger , a-t-il perdu le présent qu'il devait apporter ?

Arrivée sur le quai, il est encore tôt dans le début du tard, le petit tortillard arrive en gare tout le monde descend,

Terminus !

Des TGV ont pris la place des omnibus ça va trop vite j'ai le mal de fer c'est beaucoup moins romantique, la sonnette d'alarme j'agite et je descends en rase campagne.

La maisonnette cacahuète est là, voici le chef de gare, il a grandi comme les oursons et sa mère, ma sœur, la petite fille d'Adrienne, se repose.

C'est le seul endroit au milieu des rails désaffectés où poussent des roses partout sur les quais.

Et je ne remonte plus les rues, les avenues ni les ruelles, je suis chez Elle.

Mon neveu a un nœud papillon noir il est heureux et c'est moi qui embrasse la mariée blanche si belle dans sa robe qui dit oui émue comme Adrienne à cent ans qui regardait Rocky.

Je pleure et je ris dans les bras de ma sœur qui ont un train d'avance. 

(joailes – 15 janvier 2023)

 

* (monde des Bisounours) : monde idéal ou tout le monde est gentil (par opposition au monde réel)

* (Banania) pub de marque française de produits chocolatés où un noir hilare s'apprête à boire


 

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