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Un homme transparent (Chapitre 2)


Marc Hiver

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Citation

 

Merci à l'avance, cher(e)s ami(e)s de votre lecture critique.

 

Pour rappel, le premier chapitre a été publié sur ce forum le 16 décembre 2020.

 

 

 

UN HOMME TRANSPARENT - chapitre2

 

 

À bas bruit, le brouillon de sa nouvelle vie — son corps transparent — l'entraînait vers des horizons inconnus qui résonnaient en vain dans un for intérieur masqué au tout-venant. Cet homme étrange, mais que tout le monde au village connaissait depuis son enfance, s'était retiré hors saison dans sa résidence secondaire, une bicoque de granite rose à la pointe nord-est du Cotentin, entre Cherbourg et Saint-Vaast-la-Hougue.

 

Ses voisins, qui vivaient à l'année dans le hameau, se demandaient pourquoi il portait un drôle d'accoutrement. Une casquette vissée sur ce qui ressemblait plus à une perruque qu'à une tignasse hirsute, dont la teinte improbable couvrait son crâne jusqu'à la nuque. Sous un caban sans âge, il arborait un pull chaussette démodé à col roulé jusque sous le menton. Ses mains étaient gantées de noir alors que le printemps s'installait et le bas de son jean glissé dans ses bottes. Seul, son visage se donnait à voir. Mais les natifs de ce pays de vent et de tempêtes ne posent pas de questions intempestives. Et cela lui convenait pour se reconstruire. Son service à l'université, il l'assurait au premier semestre, le second étant consacré à ses recherches et aux colloques auxquels il participait. Aussi, avec les premiers beaux jours, une plage de disponibilité s'ouvrait devant lui.

 

Mais combien de temps s'emmailloterait-il sous des oripeaux qui occultaient cette transparence dont il était l'otage ? Avant de se réfugier dans la Manche — pour terminer, prétendait-il, son prochain article — il avait envoyé quelques ballons d'essai à ses relations et collègues. Mais inévitablement, on le renvoyait à des lieux communs philosophiques et littéraires. Bien sûr, L'Homme sans qualités de Robert Musil venait en tête, soulevant les interrogations essentielles de l'homme moderne des années 1930. Ou, L'homme sans intérieur de Philippe Breton réduit à une image, dans une société rendue « transparente » par la grâce de la communication et des réseaux sociaux.

 

Quant à la sempiternelle référence de L'Homme invisible d'H.G. Wells, elle montrait toute l'ampleur du contresens à surmonter. Lui, sa transparence, elle ne datait ni de la fin du XXe siècle ni du début du XXIe, mais elle s'incarnait, se matérialisait dans sa chair, ses muscles et son squelette. Foin des métaphores, de la rhétorique et des mots qui offrent un sens figuré, par abus de langage établissant un rapport de corrélation ou de correspondance. Lui se réduisait à une sorte de degré zéro de l'écriture quand un chou est un chou et qu'un corps transparent est un corps transparent. Comment rétablir le contact avec ses proches, avec ses amours, avec la Terre, avec la galaxie tout entière ?

 

Heureusement, la frontière entre le réel et l'imaginaire restait chez lui toujours ténue et sa maîtrise du symbolique par la parole et l'écrit lui avait permis de ne jamais sombrer dans la folie.

 

Sa maison sentait le moisi après ces quelques mois de confinement derrière les volets clos. Il avait ouvert les persiennes, l'eau, l'électricité. L'herbe montée en graines encombrait les parterres, les fleurs fanées imprimaient au jardin les signes d’après deuil. Deux après-midi, il avait alimenté son incinérateur, ce qui lui procurait invariablement une jubilation morbide. L'impression de travailler aux pompes funèbres, une vocation contrariée !

 

Toi le horsain — l'étranger à la Normandie — qui me lis présentement, je plains le mauvais sort qui ne t'a pas enfanté dans cette contrée paradisiaque où tombe la pluie de l'amour et souffle le vent de l'amitié ! Et qui plus est, de ne pas avoir vu le jour en la presque île du Cotentin et pour plus de précision — zoom sur Google Earth — dans le Val-de Saire, en été ce territoire le plus frais de France protégeant des canicules à répétition léguées par les deux siècles précédents.

 

Sache pour ta gouverne que ce charmant val tire son appellation, comme il se doit, d'une rivière côtière, La Saire. Elle prend sa source au Mesnil-au-Val où, il l'avouait à sa grande honte, notre héros n'avait jamais mis les pieds. Son cours serpente paisiblement jusqu'à son embouchure, entre les communes de Réville, bourg maraîcher sur terre sableuse de bord de mer, façon Créance (oui, comme les fameuses carottes de) et de Saint-Vaast-la-Hougue, haut lieu des huîtres si iodées et si forte en goût de la côte.

 

J'aurais voulu être un « homme du nord », se disait-il, quand il avait découvert, adolescent, la signification littérale du vocable « Normand ». Comme un orphelin fier de son foyer d'adoption qu'il a choisi de faire pleinement sien, il afficherait de toute éternité le cœur d'un valeureux Viking ! Il porterait comme vêtements du dessous, une chemise en lin toute simple et un caleçon en laine pour l'hiver afin de se réchauffer le cul et les amourettes. Par-dessus, une blouse qui couvrirait à mi-cuisse et qui est resserrée à la taille par une ceinture. Un pantalon long et flottant. Aux pieds, des chaussures en cuir repliées sur le coup de pied et attachées à la cheville par une lanière. Il laisserait même pousser sa barbe et ses cheveux qu'il tresserait et soignerait avec un peigne en os de cétacé acheté à Bayeux lors de sa première visite à la Tapisserie de la reine Mathilde. Mais aujourd'hui, ses mains étaient protégées par des gants noirs en cuir... pour cacher leur transparence à laquelle, malgré ses divagations, la matière molle, qui s'abritait avant sa transformation sous son crane opaque, se révélait ici et maintenant quand il ôtait perruque et casquette devant la glace !

 

Et puis, en harmonie avec le regret d'un passé pas si lointain d'avant son manque de peau apparent, il revoyait les fantômes évanescents de ses camarades partis si tôt gésir dans un costume en sapin pour habiller leur vingt ans. Que l'imaginaire ait donc prévalu sur le réel, il n'en disconvenait pas. Les situations hautement symboliques provoquées par ses chers disparus manifestaient une propension à le hanter où on ne les attendait que trop. La plasticité de leur vie et de leur trépas brouillait un signal de détresse navrant. Tous les mots détournés lui traversaient l'esprit.

 

Il s'ankyloserait doucement et il trépasserait tranquillement, en tous cas l'espérait-il. Sur ce plan-là, réactiver en pensée la répétition du décès de ses copains, ne lui servirait à rien. Et pourtant leur présence quasiment palpable le troublait et lui faisait peur.

 

De son adolescence, il gardait jalousement, par une consultation quotidienne, une batterie d'images mentales associées aux jeux d'alors. Une imago en négatif jetait un pont continu entre l'adulte et l'enfant. Un pont ou plutôt un viaduc désaffecté dans la forêt, mais un édifice photographié d'un certain poste d'observation, sous un angle que la multiplicité des ballades avait cristallisé.

 

Il emmenait des amis dans ce coin de Basse-Normandie où les odeurs sont englouties par celle de la mer. Au sein de cette lande accidentée et capricieuse, il aimait les promener dans la Vallée des Moulins (à eau) qui s'égaillait tout au long d'une rivière, à l'abri des agressions du salin et des coups de boutoir d'un air tourmenté. On y oubliait cet encerclement maritime en perpétuel mouvement. Voilà ce qu'il cherchait pour tromper son obsession.

 

Rejoindrait-il jamais le Fort Joret à un des bouts de la presqu'île ? ll imaginait que l'échéance se déroberait au fur et à mesure que se déroulerait ce printemps bizarre. Un pressentiment le saisit : et si ce voyage en Normandie s'avérait le dernier ? Ou plus exactement, s'il était happé définitivement par une partance sans cesse reculée et dont l'accomplissement tant espéré, une fois réalisé, l'empêcherait de s'évader du trou noir de son errance poétique mettant à distance une réalité falote réduite aux acquêts ?

 

***

 

Il se méfiait des ruines du Fort qu'il croyait connaître, il se défiait de la nostalgie qui s'emparait de lui, une mélancolie exacerbée par ce phénomène de foire qui le caractérisait aujourd'hui.

 

À la fin du printemps, affronterait-il avec courage son appréhension en quittant ce fort en souvenirs ? Se résignerait-il à abandonner cette monotonie dévorante et fantasmatique pour examiner les scintillations de vie et de mort qui l'attachaient à corps perdu aux âmes d'un arrière-monde oublié dont il faisait désormais partie de son vivant ?

 

Dans un Cotentin magique, il distinguait à deux encablures des ruines le gros caillou jamais recouvert par les marées hautes clignoter comme un phare au gré des vagues, c'est-à-dire disparaître et réapparaître avant de s'évanouir à notre vue pendant un long moment. Reprendrait-il sa place dans son écosystème, un milieu social et affectif, certes diminué pour lui, mais pas encore pour autrui derrière son paravent ?

 

L'automne arrivera avec son cortège de grains. Mais l'été reviendra inexorablement, ravivant la confiance vaine de revivre une adolescence terriblement gaie. Paradoxalement, le Fort Joret semblera un paysage à l'abandon, à l'instar de l'invisibilité impudique de son habillage corporel.

 

Plus tard, sous le poids allégé de son étrangeté, il aura bien vieilli. Un beau jour, ou peut-être une nuit, on lui intimera l'ordre de partir une dernière fois. Sur l'autoroute qui le ramènera vers Paris, sa vie grotesque, qui paraîtrait à d'aucun ridicule, bizarre, risible, mêlée d'effroi, le comblera comme une victoire sur la désespérance psychique qui le taraudait. Le temps, qui avait fui trop vite, arrêtera son cours. La mort enfin là. Refuserait-il la crémation pour dévoiler le caractère ironique d'une peau douce au toucher, mais invisible à l'œil nu ? Personne ne dicte à la Camarde l'agenda de ses moissons. Il lui fallait vivre et survivre en trouvant les expressions qui fixeraient sa pensée.

 

Et si finalement — et depuis le début — il servait de jouet à une hallucination durable dont lui seul pouvait témoigner puisqu'il n'avait toujours pas confronté sa transparence avec un regard amical, amoureux ou professionnel ?

 

***

 

 

Le médecin invita l'étranger à entrer dans son cabinet. C'était la première fois qu'il recevait ce patient. Dans ce désert médical, il assurait une permanence avec quelques confrères. Il fit asseoir devant son bureau le quidam qui avait ôté sa casquette. Une perruque bon marché encadrait son visage en ne laissait paraître que l'ovale entre front, oreilles et menton.

 

Le bonhomme, préoccupé, s'agitait même sur sa chaise.

 

— Je suis venu pour une petite vérification.

— De quoi s'agit-il précisément ?

— Je crains de subir une hallucination.

— Vous savez, je ne suis qu'un généraliste de campagne, pas un psychiatre. Vous êtes traité pour une schizophrénie ? Vous êtes à court de médicaments ?

— Non, pas vraiment. Je souhaiterais que vous vérifiiez ce qui m'arrive. En toute confidentialité.

— Je suis tenu par le secret professionnel.

— Je voudrais que vous m'auscultiez.

— Pour un problème psychique ?

— Non, pour un problème physique.

— Alors, passez de l'autre côté et déshabillez-vous.

 

Le médecin, tout en insérant la carte vitale dans le terminal électronique, entendait l'autre se dévêtir. Il était surpris par cette visite et se demandait avec appréhension s'il n'allait pas être confronté au délire d'un malade mental en rupture de traitement.

 

Au bout d'un certain temps, il contourna la séparation entre les deux parties du cabinet et ce qu'il constata lui donna un violent coup à la poitrine. Un individu diaphane se dressait devant lui, mieux que « l'homme transparent » dont la médecine et ses acteurs, praticiens et chercheurs, industriels et institutions profitaient depuis des lustres comme image du vivant grâce aux nouvelles technologies et notamment à l’imagerie médicale.

 

Mais la vision qu'il en avait était crue, en chair et en os, comme une vivisection humaine, cette pratique à prétention scientifique qui consistait en la dissection d'un homme, d'une femme ou d'un enfant commencée alors que le sujet vit encore. Cela lui rappelait les heures sombres de sa discipline qui avaient préludé jusqu'à la deuxième guerre mondiale du XXe siècle à cette torture pour suivre in vivo le cheminement d'une maladie inoculée au supplicié, une façon de résoudre le paradoxe fondamental de la science anatomique : étudier l'organisme en action.

 

Le malheureux toubib s'approcha et parcourut du bout des doigts le torse dénudé. Il sentait la peau, il devinait les muscles et les os, mais une transparence insensée découvrait tout l'intérieur. Il restait sidéré, fasciné devant le spectacle inattendu qui s'offrait à lui. Et quand l'individu retira sa perruque et se retourna, exhibant les linéaments de son cerveau, il recula en proie à une soudaine crise de panique.

 

— Vous voyez ce que je vois ? quémanda l'être monstrueux qui s'affichait dans une paradoxale nudité.

 

Le docteur rabattit la main sur son plexus et n'eut pas l'heur de répondre. Il s'effondra comme une masse et nul besoin de transparence pour comprendre que son cœur venait de lâcher, qu'il succombait à une foudroyante attaque cardiaque.

 

Le patient se rhabilla et, sans chercher à joindre les pompiers ou la police, il sortit en trombe et emprunta une chasse au travers du bocage pour retrouver son hameau. Il savait désormais qu'il ne cauchemardait ni en rêve, ni en réalité. Mais il demeurait seul devant ce constat qu'il n'avait pu partager.

 

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