Ce matin là, je me suis réveillée avec un sentiment indéfinissable.

Mon autruche avait enfoui sa tête dans le bac à sable et ma grenouille restait prostrée au bas de l'échelle ; mon perroquet se taisait, le chat n'est pas venu chercher sa papouille et le vieux labrador dormait encore.

Je trouvais ma pantoufle orpheline et, me rendant à la cuisine, je m'aperçus que le café n'avait pas coulé, ce qui, en soi, n'était pas anormal puisque j'avais oublié de la remplir d'eau.

Une forte envie d'aller me recoucher, de ne pas tenter le diable, me prit alors mais, voyant le soleil, au loin, me jeter un pont d'or, je fis contre mauvaise fortune bon cœur.

Deux tartines de pain brûlé plus tard, j'allais prendre une douche froide et enfilai mon vieux jogging en moleskine.

J'entendis sortir mon voisin de palier, Aldo Berman qui, sans doute, allait promener son caniche sur les bords de la Marne ; pour éviter de subir sa conversation, j'attendis dix minutes tandis que mon caméléon, trompé par la couleur du sofa que j'avais changé la veille, faisait la culbute avec fracas.

L'ascenseur de l'immeuble affichait un nouvel étage : R.-de-Ch.. 

Par curiosité, j'ai appuyé sur le bouton.

Les portes se sont ouvertes sur une vaste plaine où paissaient d'immenses créatures à la fourrure rousse et au cou démesuré.

L'ascenseur a bipé : "Rez-de-Chaméléon. Portez des lunettes de soleil."

Bien entendu, je n'en avais pas, je n'avais sous mon bras qu'un recueil de poèmes d'un illustre inconnu, trouvé dans un paquet de Bonu, la lessive qui lave le linge foutu.

Je me sentis soudain étrangement apaisée au milieu de ces longs cous roux à qui toute colère semblait étrangère.

J'ai pris ma vitesse de croisière, admirant au passage les orchidées et les oiseaux du paradis dont les couleurs éblouissantes me firent mal aux yeux, et arrivai devant une superbe cascade où une femme nue pleurait.

Je lui touchai délicatement l'épaule et elle me dit mon mec à moi il m'a parlé d'aventures et puis il est parti faites attention il y a des serpents ici.

Me tendant une main diaphane, elle me dit encore je m'appelle Eve, et vous ?

Sans attendre ma réponse, elle ajouta avant j'étais la seule ... c'est une longue histoire, asseyez-vous.

Là, j'avoue, j'ai pris peur, j'ai pris mes jambes à mon cou, ce qui n'est pas facile, vous en conviendrez, et me suis mise à courir en direction de l'ascenseur.

Evidemment le bouton R.-de-Ch. avait disparu.

Il y avait à la place P.T. , j'ai appuyé en vitesse, et me suis retrouvée sur la Planète Terre.

Quel bonheur : la boulangerie était ouverte, j'ai acheté deux croissants et ne fus pas surprise de voir Adam, sa brioche en avant, (c'est mon voisin de palier, lui aussi) converser avec Aldo Berman devant deux cafés fumants sur la terrasse.

Le clocher m'a réveillée à dix heures.

J'avais bien fait d'aller me recoucher ; mon rêve fut à la hauteur.

Mon autruche guillerette m'avait préparé des crêpes, ma grenouille était sur le dernier barreau avec un avocat de ses amis, mon perroquet s'égosillait, le chat cherchait sa papouille et le vieux labrador avait fait le café.

Je suis au paradis, me dis-je, heureusement, j'ai un pyjama magique que j'enfile quand rien ne va sur P.T.

A quoi bon sortir de chez moi ?

J'ai vraiment tout ce qu'il me faut.

A midi ce sera cœurs d'artichauts pour toute ma smala !

Tous les 10 du mois, je change mon sofa et mon caméléon change de couleur.

Moi aussi, d'ailleurs.

(joailes -) 11 octobre 2025 - 21h 27

Modifié 11 octobre11 oct. par Joailes

Quel enchaînement d'histoires drôles à mourir de rire, vous m'avez enchantée, et à chaque pas de votre aventure, j'étais à vos côtés😂

Merci beaucoup Joailes!👏

L'originalité cela vous connaît et ce texte cocasse renoue avec l'univers peu banal de vos derniers poèmes. Qu'il est agréable de vous retrouver dans vos nouvelles aventures farfelues qui mêlent si bien poésie et humour!

Drôle et charmant, merci chère @Joailes

Très amusant récit, la fantaisie est au pouvoir mais la logique garde tous ses droits, donnant une belle cohérence à l'ensemble !

Quelle verve ! "Mon autruche avait enfoui sa tête dans le bac à sable et ma grenouille restait prostrée au bas de l'échelle" : dès le début, j'étais scotché et je n'ai pas décroché, merci à vous.

Tout commence sur le ton le plus familier du monde et les péripéties s'enchaînent avec un naturel confondant, toujours empreint de sympathie. C'est un univers merveilleux que le tien, entre onirisme et galéjades à la Boris Vian. J'adore!

Quand on se rendort au petit matin, on fait souvent des rêves loufoques, mais le vôtre, @Joailes , bat des records de drôlerie et d’invention. Incidemment j’ai reconnu Patricia Kaas dans vos rencontres.