Anamnèse

[Joailes]

 

 

Les chats sont généralement de fins gourmets et seuls ceux qui n'en ont pas ne pourront le prouver.

Lorsque j'étions petite -pardonnez-moi, je ne maîtrise pas très bien le français- je vivais chez mon oncle, greffier de son état, à la présence obligatoire lors des audiences, la tête pleine de réquisitoires et chez son chat, Balthazar, qui avait une sacrée panse car il faisait partie des testeurs de pâtées du village.

C'était le chef (le chat, pas mon oncle) et sa réputation allait bien delà les collines où, à l'époque, le kapok qui venait d'une usine faisait croire qu'il y avait des moutons alors qu'il n'y avait qu'une vache dans le canton et que c'était -ai-je ouï dire- mon oncle justement -

Un jour, alors que le soleil tapait fort sur les toits, Balthazar rassembla sa troupe pour une mission des plus importantes : tester toutes les pâtées du village.

- Écoutez-moi bien, bande de greffiers ! miaula-t-il,, perché sur une vieille caisse en bois. 

Aujourd’hui, nous allons découvrir quelle est la meilleure pâtée du village.

Pas question de se contenter de nos gamelles habituelles.

Nous allons tout essayer, même les trucs bizarres !

Aussitôt dit, aussitôt fait, le premier arrêt fut chez madame Michel, une vieille dame qui préparait elle-même la pâtée de son chat, qui le perdait quelquefois et appelait le père Lustucru qui faisait aussi des pâtes, qui l'eût cru ?

Elle leur servit une mixture verdâtre à l’odeur… disons, particulière.

- Hum, ça sent le poisson oublié au soleil, commenta un chef étoilé, Troigros, qui comme son nom l'indique, valait trois sumos sur la balance sensée donner le poids, en reniflant prudemment.

Duchesse, plus courageuse, y goûta.

Elle fit une grimace, et déclara : 

- c’est … original. On dirait du thon mélangé à de la purée d’épinards. Pas mauvais, mais pas très bon non plus.

Caramel, lui, renversa sa gamelle en essayant de lécher le fond. 

- Oups ! fit-il, penaud. -j'avoue qu'il est rare qu'un chat fasse oups, mais j'ai traduit en langue de chat-

Le deuxième arrêt fut chez le boucher, qui leur offrit des restes de viande hachée.

Les chats se jetèrent dessus, mais Mistigri les arrêta net. 

- Attendez ! On ne mange pas sans réfléchir.

Il faut noter chaque détail : texture, goût, arrière-goût …

- Arrière-goût ? s’étonna Caramel. Comme dans l'arrière-boutique de Filou, qui ne mange que des pâtées de fou  au goût de fiel ?

Après avoir dégusté, Patapouf déclara : 

- C’est bon, mais un peu trop gras.

Je vais avoir besoin d’une sieste après ça.

Minette ronronna : 

- ça manque de croquant. J’aime quand ça craque sous la dent.

Le troisième arrêt fut au nouveau magasin bio du village.

Le vendeur, un jeune homme passionné, leur proposa une pâtée « 100 % naturelle, sans additifs, végane et équitable ».

Les chats échangèrent un regard perplexe.

- Végane ? s’exclama Patapouf, mais où est la viande ?

Ils goûtèrent quand même, par curiosité.

Caramel fit une grimace : on dirait du carton mouillé !

D'autres feulèrent et déclarèrent : beurk, c'est déguelasse !

Et tous surenchérirent en vomissant sur les moquettes.

- Je préfère encore mes croquettes !

-qui a dit ça ? Je ne sais plus trop, mais je crois que c'était Félix-

 

Tout ce dont je me rappelle précisément, c'est qu'arrivés à la chapelle, un fermier apparut, un sourire malicieux aux lèvres. 

Il déposa tout un tas de gamelles et attendit quelques minutes que son chat Belzébuth se réveille.

- Eh bien, mes petits gourmands, vous avez aimé ? Parce que cette pâtée, c’est celle que je prépare pour mes cochons !

Les chats se figèrent, horrifiés. 

- Pour les cochons ? s’écria Mistigri.

- Oui, mais ne vous inquiétez pas, c’est la même qualité que pour mes autres animaux, ajouta le fermier en riant.

Après un moment de silence, Patapouf haussa les épaules.

- Bon … c’était quand même délicieux. On s’en fiche, non ?

 

En rentrant, mon oncle, la tête pleine de chlore - il revenait de la piscine- me demanda :

- tu ne t'es pas trop ennuyée ?

- M'ennuyer ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

J'ai ouvert la fenêtre et tous les chats sont entrés, épatant le greffier, appâté par l'odeur de pâtée ; très pris par son travail, il avait oublié de manger.

Affamé, il trouva très bon le dîner ; tous les chats se sont mis à ronronner et les cochons à ronfler.

Depuis ce jour mémorable, j'ai toujours emmené dans mon cartable un chat que j'ai lâché à la cantine, testeur de pâtée ; quand je fus plus grande, en âge de parler, j'ai été en complet désaccord avec la diététicienne qui, elle, avait une chienne tellement dévouée qu'elle était prête à se jeter dans la Seine sans même avoir mangé sa pâtée.

 

Quand mon oncle fut à la retraite, qu'enfin il m'écouta , je lui ai raconté combien de vaches j'avais envoyé paître et combien j'avais aimé les chats.

Je l'ai fait rire jusqu'à la fin, et quand a sonné le tocsin je lui ai dit :

- tu ne t'es pas trop ennuyé ?

- oh que si, avant que de t'écouter ! a-t-il miaulé

Quel dommage, me suis-je dit et pour lui faire hommage j'ai sorti de sa cage le vieux chat malade depuis des décennies d'avoir bouffé des salades, le vieux Balthazar aigri …

J'avais beaucoup grandi et mon oncle trop vieilli est parti et je me demande aujourd'hui qui de l'autre a le plus appris ?

(joailes -) 9 avril 2025