Va donc promener le chien, me répéta pour la troisième fois l'oncle Lucien.

J'étais en train de rêver dans le minuscule jardin, il me fit sursauter.

J'avais envie de lui répondre plein de choses pas spécialement agréables, mais je pris le parti de respirer un grand coup quelques roses ; le chien avait compris et m'attendait déjà en frétillant de la queue devant le portail.

J'aurais dû commencer cette histoire par le début ; attachant une laisse au collier de ce pauvre animal en détresse, je sortis dans la rue.

Je savais un chemin qui menait sur les bords d'une rivière et c'est là que je me rendis pour libérer le chien de l'oncle Lucien.

Aussitôt délesté de sa chaîne et de son collier, je le vis reprendre goût à la vie et d'ailleurs, moi aussi.

Et le début m'est revenu ; d'aucuns trouveront incongru que je n'ai pas plus de minutie pour écrire mais c'est ainsi .

C'était les vacances, ça m'avait mis en transe après six semestres d'études de philosophie pour obtenir une licence et je rêvais de récompense sur une île déserte.

Les parents avaient vu la chose autrement et m'envoyèrent chez l'oncle Lucien, dans un bled tellement perdu que même le nom a disparu ; une espèce d'ours mal léché dont personne n'avait voulu qui vivait donc seul et qui plus est, avait une grosse verrue sur le nez.

Philosophe devenue, je pensais que peut-être c'était l'endroit idéal pour faire des barbecues avec des personnes originales.

Trois jours que j'étais là et déjà je m'ennuyais ferme, heureusement j'avais une formation , alors que mon moral était en berne !

La promenade devait durer environ une demi-heure mais je n'en avais cure ; j'avais commencé à prendre des notes et pour un empire je n'aurais pas enlevé mes bottes car les champs grouillaient d'insectes piqueurs.

Le soir tombait vraiment et, dans ce lieu peu éclairé, je perdis la notion du temps.

Va donc promener Lucien, me dit le chien d'une voix douce ; on a mangé sur le pouce, il était plus de minuit, les étoiles éclairaient l'alentour.

Et j'ai compris le message : quelqu'un avait besoin d'amour en urgence ; alors, dans le silence de la nuit, j'ai rebroussé chemin ; l'oncle Lucien, endormi en chien de fusil rêvait de son adolescence enfuie.

Je lui souris et il s'apaisa.

Je remontai sur lui le drap ; il mourut dans son lit, en me faisant confiance.

Je ne mis personne dans la confidence ; le Chien et moi sommes partis sur les petits chemins de Provence qui ne mènent nulle part et partout à la fois.

C'est lui qui m'a appris la philosophie de la vie et certains soirs, on en rit jusqu'à ce que l'oncle Henri, frère de Lucien, nous retrouve par hasard alors qu'on faisait valser des cartes sur un tapis.

Va donc promener Henri, le chien, Lucien …

Quel embrouillamini que la philosophie !

(joailes ---------) 26 juillet 2024

 

 

Philosopher, n'est-ce pas apprendre à mourir? C'est aussi savoir écouter le chien. En parler, c'est encore autre chose. Sur ce point, tu as bien mérité ta licence!

Qui promène qui? Une question existentielle.

J'ai failli ne pas remarquer que la deuxième injonction à promener était pour Lucien ! Le stade supérieur est sans doute celui de réussir à se promener soi-même.