Seul, dans un lit aux draps maculés par la sueur et la peur qu'engendre les derniers instants de vie, Pierre raidit son corps. C'est, pour lui, l'unique moyen de se sentir encore vivant.

Dans trois mois, il aura cent ans. Non, non...il n'aura jamais cent ans. Il sent bien que ce petit souffle de vie qui s'échappe de ses lèvres entrouvertes s'amenuise chaque instant un peu plus et que...

Le regard fixé en direction de la fenêtre, en direction de l'air, il rêve le paysage.

" Mais en quelle année sommes-nous ?"

Ses yeux ne parlent plus aujourd'hui. Ils ont adopté une teinte vitreuse qui ne laisse plus transparaître ni les étincelles de joie, ni celles de la colère. Le bleu lumière a cédé la place au gris tristesse : gris terne et mélancolique.

Alors, il les ferme ces yeux boudeurs.

Son corps commence à se détendre, se laisse lentement glisser vers une sensation d'apaisement, un lâcher-prise.

Et là...il sent. Son corps en entier reçoit.

D'abord l'air qui effleure sa peau dans une caresse à peine perceptible. Ce léger souffle qui s'engouffre sous les draps humides se promène lentement jusqu'à pénétrer l'intérieur de son être, jusqu'à le piquer au coeur, jusqu'à l'affoler.

Ses yeux s'ouvrent en grand, à s'en faire mal et cherchent...

Mais des yeux qui ont cent ans ne parlent plus.

Las, il laisse se poser ses paupière et là...il voit la lumière.

Par delà la fenêtre, la lune ronde , majestueuse, le brûle de ses rayons: Sensation de folie, de peur, de mort imminente, tourbillon sans fin...

Il ouvre une toute dernière fois les yeux , juste pour voir.

La lune, reine de la nuit est là, entourée de...

" Une...deux...trois...quatre...cinq...dix étoiles ! Mais après dix, c'est quoi déjà ? " se demande t-il, à haute voix. Un peu pour se rassurer lui-même.

Pierre est allongé dans l'herbe.

Aujourd'hui, c'est son anniversaire et sa maman l'a autorisé à dormir à la belle étoile, dans le jardin de la maison familiale. Il a un peu peur mais il a six ans. Et six ans, c'est grand ! C'est moins que cent ans mais c'est plus que cinq ans d'abord !

Il serre dans sa main gauche son chiffon et fixe le ciel. Il se demande si quand il ferme les yeux, la lune est allumée ou éteinte. 

L'astre envoie à l'enfant toute l'intensité de sa lumière . Le bleu lumineux de ses yeux dit son désir de savoir et de connaissance du monde.

Tout doucement, il abaisse les paupières, se concentre. La lune ne doit pas se douter de ce qu'il se prépare à faire. Elle est si grande, surement très forte, il faut donc ruser pour la surprendre.

" A la une...à la deux...à la trois !"

Pierre ouvre les yeux d'un seul coup, tout grands, tout ronds, à s'en faire mal. Mais, elle le défie, la lune...

Il recommence plusieurs fois mais se lasse de ne pouvoir apporter une réponse à sa question. Et puis...et puis...et puis aussi, l'herbe pique sa peau fine d'enfant et puis aussi, il y a cet air qui l'embête et fait du froid même en dedans.

Pierre se lève et regagne sa chambre, son lit. Un vrai lit de grand, cadeau reçu pour ses six ans. Parce-que, six ans c'est grand !

Les draps frais et doux sentent bon le propre, douceur de vie. Il frotte son chiffon contre ses lèvres entrouvertes, prêtes à accueillir son index.

Il glisse doucement vers l'innocence des rêves d'enfants. Il pense à sa maman qu'il aime jusqu'à la lune.

Et demain, lorsqu'il se réveillera, il lui dira qu'il veut être grand très vite, pour voir de ses yeux si quand ils sont fermés, la lune est allumée ou éteinte.

Il lui dira qu'il voudrait avoir cent ans.

 

Retourner dans son enfance au moment de mourir à presque cent ans, un rêve, mais toujours l’espoir d’un peu de vie supplémentaire. Très beau texte.

Superbe voyage temporel au pays de l'enfance. Quand il n'y a quasiment plus rien devant, on se retourne et on regarde en arrière... 
C'est finement écrit et très émouvant.

Vieillard ou enfant, l'un et l'autre délirent tendrement. C'est peut-être leur point commun. En l'occurrence, l'un vient à la rescousse de l'autre, en quelque sorte. Une idée originale joliment contée!