Orgier Ogier (5)

[Sertorius]

Sans trop y penser, le charretier s'en tirait admirablement. Des tombes, il y en avait quelques-unes le long des routes, et des chapelles, et des calvaires. La plupart des criminels ne perdaient par leur temps à enterrer une de leurs victimes près d'une route, en plein jour. Ils poussaient rarement le zèle jusqu'à ramener leur monture jusqu'au prochain relais. La grande chance d'Ogier, c'était que personne de ceux qui étaient passés sur cette route, car il était passé du monde, n'avait montré de curiosité ou seulement reconnu compère Ogier. Il avait fait les choses avec un tel sang froid ou, pour mieux dire, avec une telle naïveté que l'on n'avait pas songé à l'interrompre dans sa besogne.

Cependant, le charretier ruminait l'aventure. Il ne touchait ni à son pot de bière ni à son tranchoir, couvert de lard, de graisse, de poireaux et de navets. Sa passagère ne s'en privait pas et eut bientôt expédié le tout avec une reconnaissance visible pour l'indisposition de son hôte.

Or il advint que la bonne milice avait de fortes patrouilles pour écarter du chemin les voleurs qui eussent pu empêcher un brave charretier de livrer ses tonneaux de vin. Ainsi que Martin, certains d’entre eux avaient l’œil fin. L’on reconnaît la terre fraîchement retournée quand on y regarde de près. Et quoique la tâche vous paraisse rebutante, cher lecteur, la curiosité les poussa, car la terre fraîchement retournée est aisément retirée, à constater la mort d’un des leurs, que tous connaissaient bien.

Il ne fallut pas longtemps à ces graves gens d’armes pour associer l’estoc sanglant à la nette distinction opérée entre la tête et les épaules de leur regretté camarade.

Je laisse à juger la célérité avec laquelle la patrouille s’élança toutes brides abattues vers le prochain relais. On a beau lire « celui qui vit par l’épée périra par l’épée », cette parole de l’Écriture n’était pas du tout du goût de nos reîtres, à qui il ne fallait guère d’aliment pour allumer leur colère.

Imaginez douze hommes d’armes arrivant au galop, descendant en vitesse de leurs montures, entrant en trombe dans l’auberge et dans l’écurie, car ils s’étaient séparés.

Qu’y trouvent-ils, dans l’écurie ? La jument pie qui ruminait distraitement son foin. Et remarquez qu’il eût mieux valu pour tout le monde qu’elle eût en effet disparu complètement de ce récit comme je l’avais souhaité, plutôt que d’apparaître ainsi comme une preuve évidente de la présence des assassins de feu Martin.

A peine étaient-ils entrés dans l’auberge que voilà la patrouille à nouveau réunie et disposant d’une information compromettante, à savoir la présence du cheval que vous savez.

Seulement voilà, l’auberge avait plus d’un voyageur. Il s’y trouvait une dizaine de personnes. Et bien qu’un porte-épée attentif eût pu remarqué l’inconcevable écarquillement des yeux d’Ogier, la patrouille n’était plus, dans son ire, en état de penser. Aussi, personne ne songea même : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. » Il n’empêche que fut appliquée incontinent cette monstrueuse sentence, et sans cérémonie.

Pas d’enquête, pas d’interrogatoire, pas de rapport, mais un massacre en bonne et due forme. Tout fut passé au fil de l’épée en un tournemain et notre pauvre Ogier vit son inquiétude confirmée et son existence écourtée dans des conditions fort semblables à celles qui avaient vu mourir un certain Martin.

Étant donné la célérité de l’opération, Ogier n’eut pas le temps de goûter l’ironie de la chose, ni même celui de souffrir. Il comparut bien vite devant son Créateur, qui, n’ayant pas perdu une miette de ce qui vient d’être raconté, était aussi déçu que toi lecteur, par la tournure des événements, et songeait à part lui l’éventuelle nécessité d’un second Déluge.