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La rencontre


Mohè

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La rencontre

 

Zoé peint du rose sur ses ongles - un rose doux, à peine perceptible, et crache du rouge sur les toiles - du rouge sale et sa violence en gouache. Les murs de son appartement sont maculés de taches de couleurs, son propriétaire est mécontent mais elle, elle trouve ça plutôt joli. 

Zoé déteste quand des amis passent chez elle à l’improviste, elle préfère qu’on l’appelle avant. Elle peut cacher l’obscène de ses fresques ainsi. Derrière les meubles, sous la couette, dans la cave, elle remet tout en place dès le café fini dès les amis enfuis. 

Pierre cultive des plantes dans des pots, des pots normaux, des pots simples, et des plantes compliquées. Il est incollable. Il aime en prendre soin, tailler leurs corps frêles, leurs corps verts et recueillir les fleurs et les fruits. Il fait des confitures et des tartes. C’est toujours très bon.

Pierre ne sort que peu de son atelier - il n’est pas à l’aise avec l’extérieur, les gens du dehors, il met ça sur le compte du bruit. Pourtant, parfois le silence l’étouffe et ses cris l’apaisent même si personne n’y répond. En 2015, on ne sait pas discuter avec les plantes. Il trouve cela bien dommage et s’y essaye chaque jour. 

Zoé, l’été, porte des shorts courts, ses jambes sont bronzées jusqu’à mi-cuisses. 

Pierre ne met que rarement le nez dehors - il souffre de la chaleur sous les serres dès Avril.

Zoé dès la nuit tombée se cache, des ombres et surtout de la sienne. Derrière ses lourds rideaux parfois, elle danse. 

Pierre perd rapidement la notion du temps, la contemplation des plantes le suspend, il sort chercher des cigarettes ; le tabac est fermé, il est une heure du matin.

Zoé a ouvert la fenêtre en grand mais ne voit pas la lune qui éclabousse les toits de sa clarté, elle danse, elle danse un pinceau à la main et la tête en arrière, il y a du bleu roi dans ses cheveux blonds. 

Pierre profite du calme et du vide que lui offre les rues, il se dit qu’il fait bien jour cette nuit puis repense au clafoutis dans le four, il remonte les marches quatre par quatre, allume une bougie, se prépare à manger.

Zoé chante, elle n’ira pas travailler demain.

Pierre se brûle la langue, boit un verre de vin. 

Zoé est en transe - elle a fumé sur un joint, allumé son poste de radio, elle hurle à l’abri de ses murs, dans son antre de peinture et de tissus d’ivoire. 

Pierre frappe contre le mur, il ne supporte pas l’incivilité des gens, il est tard, la lune est là ; éblouissante, il doit se faire violence pour ne pas hurler lui aussi aux voisins de se taire.

Zoé est haletante, des perles de sueur sur son front viennent diluer le jaune de la mer qu’elle a imaginée, elle n’a pas pour habitude de faire de l’aquarelle, elle n’aime pas ça. 

Pierre, de rage, renverse son verre sur le parquet, une trace rouge qui lui fait penser à du sang, lui qui est si méticuleux cela le perturbe au plus haut point, il se dit que vraiment ça suffit le bordel à côté, ils n’ont qu’à vivre à la campagne, merde à la fin. 

Zoé sursaute et tremble, le bruit des éclats lui rappelle toujours l’ivresse et la folie qui l’accompagne, son cocon lui semble devenir une cage, prisonnière et son sang à ses temps vient se cogner de plus en plus fort. 

Pierre prend une grande bouffée d’air - la bloque, l’oxygène fait gonfler ses poumons, dans le miroir il se fait peur, la cage thoracique étrangement pleine, à ras bord, son courage à deux mains, à la porte du voisin, il sonne. 

 


Une heure semble s’écouler - boom boom - les coeurs des deux côtés de la paroi tambourinent, sur la même mesure - boom boom - de peur et d’envie d’en découdre - boom boom - se prouver qu’on en est capable, ouvrir la porte, demander le silence, se confronter au dehors, se découvrir - boom boom - une heure semble s’écouler - boom boom - et la poignée enfin s’incline, la porte enfin s’entrouvre - boom boom - cela sent la fumée, l’haleine parfumée d’alcool - boom boom - les éclats de verre au sol, la peinture sur les murs - boom boom - et la rencontre 

PIERRE, en regardant ses pieds, dans un souffle, moins convaincant qu’il ne voudrait 
- Bonsoir… excusez-moi…

ZOE, le coupant, dans un souffle, un filet de voix de fillette apeurée 
- Bonsoir, désolée j’ai fait du bruit je ne me suis pas rendue compte pardon

Les visages sont empourprés, il a du rouge sur les mains, elle a du bleu dans les cheveux, dans l’éclaircie de la lune, ils se chuchotent des excuses. 

PIERRE, troublé 
- Ce n’est pas grave c’est juste que j’essayais de me concentrer… Une plante me cause du souci… 

ZOE, troublée 
- Une plante ? 

PIERRE, subitement, réalisant qu’il venait de se mettre à nu - ou presque :
- Non enfin si enfin je travaillais 

ZOE :
- Vous travaillez la nuit ? 

PIERRE : 
- Disons que j’essaye mais la lune est trop claire aujourd’hui et vous faisiez du bruit… 

ZOE, dans un rire 
- La musique empêche les plantes de pousser ? 

PIERRE, confus, surpris 
- Non, je ne crois pas, enfin non, il paraît même qu’elles aiment ça mais vous savez on ne sait pas grand chose sur elles, on suppose, on suppose beaucoup de choses même mais on ne sait pas grand choses, non vraiment pas grand chose 

L’entrebâillement de la porte s’élargit imperceptiblement, les corps se détendent, les jointures des mains ne sont plus si blanches le sang retrouve son rythme, fluide, le coeur pompe le sang - boom boom - sous la langue la salive, sur les lèvres les dents un léger sourire. 

ZOE : 
- Je crois qu’elles aiment la musique classique, j’ai lu ça quelque part, mais je ne suis pas une experte. 

PIERRE : 
- Oui, il paraît, je ne sais pas trop, il jette un oeil dans l’ouverture que crée le bras de Zoé entre la porte et son corps, et curieux, vous faîtes de la peinture ? 

ZOE, rétrécissant l’ouverture, le sourire disparu, le ton dur 
- Oui

PIERRE, le remarquant :
- Désolé, excusez-moi, c’est impoli, je me mêle de ce qui ne me regarde pas 

ZOE, se radoucissant 
- Non, ce n’est pas grave, je n’ai jamais considéré que la curiosité était un vilain défaut 

PIERRE, enorgueilli 
- Je peux voir ? 

ZOE, surprise 
- Euh, eh bien, oui, pourquoi pas, ne vous moquez pas sinon j’hurle toute la nuit, et les nuits qui viendront jusqu’à ce que vous vous décidiez à déménager 

Elle rit, il fond. 

PIERRE :
- Si vous acceptez, je vous montre mes plantes 

ZOE :
- Alors d’accord, je vous en prie, entrez.


La porte s’ouvre et le palier se vide, si l’on tend l’oreille on entend un bruit de tissu que l’on tire et si l’on se concentre on aperçoit la lune briller plus fort encore.

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