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Julien Ertveld

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La voiture s’était encastrée profondément dans la haie vive, de l’autre côté du fossé qu’elle avait franchi d’un seul élan. Le moteur emballé hurlait encore et le klaxon coincé joignait y sa stridence. Le capot soulevé par la violence du choc laissait échapper une vapeur blanche. Dans l’habitacle, la tête du conducteur, renversée à l’arrière semblait désarticulée. Du sang s’échappait du nez et de la bouche, tachant l’airbag déployé. Sur le siège du passager d’une mallette en cuir fauve entre-baillée glissaient quelques feuilles de papier blanc. Il s’agissait d’une lettre manuscrite. Une longue lettre à l’écriture fine et serrée. Féminine.

Lettre d’amour. Mais lettre de rupture. Lettre tendre, mais définitive. Sans amertume, sans véritables reproches, mais constat implacable d’un échec, d’une vision de vie commune sans avenir. Leur avenir en commun. Une lettre douce. Cruelle par sa douceur.

Il l’avait reçue le matin même. Il avait pris le temps de la lire. Lentement. Plusieurs fois.

Et il ne savait plus.

Lui, si habile à dénouer les crises dans son métier de médiateur, ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Comment n’avait-il pas vu ? Pas compris ?

 

Ils vivaient ensemble depuis un peu plus de deux ans. En pointillés. Chacun dans son appartement, au gré de leurs désirs. Une attache libre. Faite de confiance mutuelle et de passions. Les mêmes passions pour les arts la littérature, les rencontres amicales.

 

Leur première fois ? Banale. Un sourire échangé sur une exposition. Quelques propos souriants sur le talent du peintre à dissimuler son manque dimagination sous un académisme de bonne facture. Un café au bar du coin et une envie de se revoir.

D’autres expositions. D’autres spectacles.

Un dîner dans un restaurant chinois. Leurs maladresses avec les baguettes laissant échapper le morceau de porc dans le chop-suey. L’alcool de riz dans les tasses. Siffleuse pour elle, à image coquine pour lui, qu’elle avait voulu voir également.

C’est elle qui proposa de terminer la soirée chez-elle. La suite fut simple. Évidente. Ils vivraient ensemble. Séparément. Mais exclusivement.

 

Elle dessinait. Il posa pour elle.

Latelier ouvrait sur un patio pavé avec des bacs fleuris et une fontaine. Lété, il suffisait douvrir la porte-fenêtre pour quune lumière propice pénètre jusquà ce praticable elle installait son modèle. Face au chevalet et à la table surchargée de tubes de couleurs à lhuile et de pots de peinture acrylique. Sur une étagère, les pastels alignaient leurs têtes colorées. Dans un coin, une presse attendait la plaque gravée à reproduire.

Il était passé par tous les états. En portait, dandy à costume de lin froissé, nu au savant abandon ou émergeant de la fontaine dans la pose de la Venus de Botticelli. Il fut même cariatide pour un projet de colonne de bronze destinée à soutenir le chapiteau, à l’entrée du théâtre de la ville. Il accepta tout. Se plia à toutes les exigences artistiques de son amie.

Il avait parfois de la peine à tenir longtemps la position exigée et elle se moquait gentiment de son impatience ou de son manque d’endurance. Mais la récompense venait ensuite adoucir ces durs moments.

Lexposition qui suivit eût un succès mitigé auprès de la critique. Laudace de certaines attitudes, de la composition peu académique, du traitement de la matière et de la lumière déroutaient des caciques peu enclins à comprendre une certaine novation artistique, surtout venant dune femme. Sachant combien la critique peut-être versatile, elle reçut avec un détachement apparent ces appréciations. Lui, en fut meurtri pour elle, sachant ce que cette exposition représentait dinvestissements et dattentes.

 

 

 

II

 

 

 

Ce sont les fermiers voisins, attirés par le hurlement du klaxon, qui ont alerté les secours. Des pompiers volontaires du chef-lieu de canton appelés sur leurs lieux de travail. Le temps de rassembler les cinq hommes, tout était terminé lorsquils arrivèrent sur les lieux de laccident. Ils ne dégagèrent quun corps sans vie de lépave.

 

Depuis quelques mois déjà, les rapports s’étaient tendus et distendus. Ils se voyaient un peu moins. Elle ne lui demandait plus de poser. Elle souhaitait changer de thème, ce qu’il comprenait parfaitement. Elle ne voulait pas être de ces artistes qui déclinent le même tableau sans cesse et toujours.

Elle se tournait vers la nature morte, la mise en espace d’objets dans des compositions géométriques rigoureuses. Ses modèles devenaient rigides et ne souffraient plus de garder une pose improbable qu’ils peinaient à reprendre par la suite. Elle réglait ses éclairages artificiels comme une photographe, renonçant aux ambiances naturelles. Ses tableaux devinrent froids, violents dans leur traitement. Il y vit une réaction psychosomatique à sa précédente exposition. Elle lui répondit sèchement qu’il n’y comprenait rien.

 

L’exposition qui en suivit fut un véritable échec. La violence des couleurs, la rage des traits et des coups de pinceaux transparaissait si fortement, qu’elle monta la critique contre des œuvres pourtant fortes et belles.

Elle tomba dans une dépression telle, qu’elle restait prostrée devant son chevalet, les bras ballants, sans même pouvoir esquisser le moindre trait, crayon en main.

 

Il fut là. Attentif, patient. Il ne lui parlait pas de son art, de son travail de la critique. Ils échangeaient sur des livres, des musiques, des pièces, des généralités.

Lentement elle recommença à prendre ses crayons lorsqu’ils partaient en randonnée, s’arrêtant parfois devant un paysage, une lumière, une ambiance. Retour au naturel, à la simplicité. Mais avec « sa » patte. Des pastels, des aquarelles d’une telle transparence, d’une telle légèreté qu’il fallait ressentir plus que voir. Lorsqu’il apparaissait, il n’était qu’une silhouette estompée dans un coin du tableau, présence éthérée, comme indispensable à l’équilibre de l’ensemble.

Les amateurs dart furent dabord troublés par la douceur des œuvres exposée, contrastant si fort avec la violence précédente. Et si lon ne manqua pas de sinterroger, il en fut pour mettre en doute sa sincérité. Que cachait cette soudaine tendresse en contradiction si évidente avec les précédentes expositions ?

 

Douceur, tendresse. C’est ce qu’il ressenti d’abord à la lecture de la lettre. Douceur, tendresse, détermination et rage contenue transparaissant en filigrane. Elle ne voulait pas continuer à tricher avec son art, avec ses sentiments. Elle jetait ses pinceaux pour ne pas se vendre à la facilité, tout en ne supportant pas l’idée que l’on puisse renier ce qu’elle était vraiment, son véritable talent. Elle se refusait à continuer en trichant.

Il avait compris entre les lignes. Et la voiture, soudain lancée à toute allure navait pas pris le virage.

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