Soir d'écriture

[Joailes]

Dans ma petite barque, je rame et j'agite ma plume pour voir d'où vient le vent.

Mes yeux s'attardent sur les vols d'oiseaux, la course des nuages, et ces longues franges d'écume qui fouettent le phare flou …

Les couleurs changent, les ombres s'installent, les chiens et les loups sont lâchés dans les méandres.

Seul, un tremblement de terre, et encore, de forte magnitude, pourrait me déloger de ce royaume.

Assise au milieu d'objets hétéroclites, de papiers, de stylos, de plumes, de crayons, d'odeurs d'encre, il me semble retrouver l'instant de ma naissance au moment où j'ai ouvert les yeux. 

Je suis fascinée par le vol et le chant des pies qui foisonnent sur les toits alentour, comme de petits moines cisterciens ...

Elles me font rêver, les "agaças" * elles sont bavardes !

Je prête l'oreille ...

... Par trois fois, j'entends :

"M...e ! M...e ! M...e !"

Je pense à Cambronne, ce misérable, que vient-il faire ici dans les commérages de pies ?

Je garde mon sang-froid et j'attends.

- peut-être une fausse alerte ? -

 

" Je ne sais pas ce qu'on va pouvoir sauver ... entends-je, distinctement cette fois-ci

- les femmes et les enfants d'abord ? ", hasardai-je, le sens de l'humour prenant le dessus ...

 

Ça sentait le brûlé.

Depuis combien de temps ?

J'étais si loin ...

Vous savez ce que c'est, l'écriture, une araignée qui vous attrape avec ses huit pattes, sans crier le nom de la gare.

 

Mon chéri, ma moitié, celui qui partage ma vie et c'est bien réciproque, m'avait dit :

- Allez, ce soir, ne t'occupe de rien !

Va écrire !

C'est moi qui me colle en cuisine !"

L'amour y était.

J'en étais sûre, j'avais confiance.

Je n'avais aucun souci à me faire.

 

Je suis donc restée dans ma barque et j'ai continué de ramer.

J'ai attrapé des mots dans les nénuphars, comme ça, au hasard.

L'inspiration commençait à poindre comme une lueur, à l'est.

Et puis soudain, une odeur de brûlé ...

 

Quand Il a vu que ça devenait tout noir dans la marmite, Il a un peu paniqué.

Le tremblement de terre de forte magnitude venait d'avoir lieu.

Il m'a posé des questions sur les recettes de ma grand-mère « qui pouvaient encore sauver un plat quand il avait accroché au fond »

 

Hop !

La barque a chaviré, m'éjectant sans pitié directement dans la cuisine.

L'adjectif irrécupérable est arrivé aussitôt, balayant d'un doigt dégoûté le plat brûlé et les mots envolés, les poèmes ratés. 

J'ai fait des spaghetti au beurre, avec de petits grains de poivre vert et du fromage râpé.

Ça m'a pris juste quelques minutes , je ne suis pas cuisinière, mais en tant qu'écrivain, je sais qu'il faut garder de petites astuces ... si on ne veut pas déranger les pompiers tous les soirs ou mourir de faim.

Et j'ai continué d'aimer ma moitié.

Parce qu'Elle est imparfaite, fragile, et que, sans aucun doute, je le suis aussi.

(J.E. "l'amour sans arête" reprise d'un texte de 2017)

* agaças est le nom donné aux pies bavardes 

Modifié 27 janvier 2019 par joailes