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La science et la littérature se crêpent le chignon


Ouintenabdel

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La science et la littérature sont les deux mamelles auxquelles  se suspend l’homme, d’un côté,  pour étancher sa soif de bonheur matériel en se dotant de toutes sortes de moyens,  lui rendant la vie facile, et de l’autre, pour titiller les cordes de sa sensibilité et lever le voile sur les mystères du  monde. D’un côté, la rigueur de la raison et de l’autre la sensibilité du cœur. Ces deux sources auxquelles s’abreuve l’homme ne semblent cependant pas toujours faire bon ménage. J’en veux pour preuve cet incident que je vécus douloureusement et dont l’invraisemblance peut me faire passer pour un fabulateur. Qu’à cela ne tienne. Me croira qui voudra me croire. Libre à vous, esprits dubitatifs de refuser d’accorder foi à mon histoire qui est pourtant aussi vraie que la Terre n’est qu’un menu astre dans l’infini univers.

          J’étais étudiant en sciences et technologies. Je passais des heures entières, la tête baissée sur mon cahier  à  tracer des sillons de signes mathématiques. En effet,  en dehors des heures de cours, notamment le soir, je passais le plus clair de mon temps dans ma thurne à résoudre des équations. Mais, je ne m’étais cependant pas pour autant séparé  de mes premières amours : les belles lettres.

            Après le supplice que m’infligeaient parfois les mathématiques, je me réfugiais dans les bras douillets de la littérature qui me gavait de délices.

          Cet attachement à la littérature me venait de cette passion secrète que j’avais pour notre professeur de français au lycée : une jolie jeune femme venue d’outre-Méditerranée et qui mettait mon cœur en émoi notamment quand elle s’approchait de mon pupitre. Cette passion muette, silencieuse, interdite, pécheresse, je l’avais reportée sur la matière qu’elle enseignait : la littérature française. Il se trouvait que son mari était mon professeur de mathématiques. Je lui vouais certes un grand respect mais je ne pouvais m’empêcher de l’envier un tantinet.  

          La littérature me procurait des moments de détente où j’allais arpenter les sentiers exquis où les mots répandent les senteurs évanescentes de leurs fleurs.

         Dans ma chambre sentant le crésyl et le camphre, mes livres me tenaient compagnie : des livres techniques mais aussi des romans et des recueils de poèmes. Les livres techniques étaient rangés sur des étagères scellées au mur au-dessus de la table à laquelle je m’asseyais des heures durant, la tête baissée, les yeux rivés sur la feuille noircie où couraient comme d’horribles araignées des formules de mathématiques, signes sibyllins aux yeux des profanes. Mais, quand j’en avais assez des intégrales qui me donnaient le tournis, je quittais ma table et mes formules sibyllines et m’allongeais sur mon lit. Je me saisissais d’un recueil de poèmes, posé sur la petite étagère suspendue au-dessus de mon oreiller et contre laquelle tant de fois je m’étais cogné la tête et je  me plongeais dans la lecture, emporté vers les cieux éthérés du verbe généreux et voluptueux.

             L’étagère qui surplombait mon lit était remplie d’ouvrages de littérature, on y trouvait des romans, des essais, des recueils de poèmes. On pouvait y lire les plus grands poètes et les plus grands écrivains : Victor Hugo, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, Marcel Proust, Albert Camus, Nazim Hikmet, Pablo Neruda, Omar Khayyâm, Khalil Gibran et tutti quanti.

             Je ne mélangeais jamais mes livres techniques avec les romans et les recueils de poèmes. C’était une question d’organisation. On ne mélange pas les torchons et les serviettes ! D’ailleurs, dans aucune librairie digne de ce nom, on ne voit sur une même étagère, côte à côte, des livres d’architecture par exemple et des ouvrages édités chez Gallimard ou Julliard.

           Un jour par manque de place, je dérogeai à cette règle que je m’étais pourtant imposée à moi-même. Et les conséquences en furent désastreuses, calamiteuses.

             J’avais une amie étudiante en lettres. Elle venait de terminer ses études, elle s’apprêtait à rentrer au village. Me sachant féru de littérature et voulant se désencombrer de ses livres, elle me dit, entre la poire et le fromage, un jour où nous déjeunions ensemble au restaurant universitaire :

« Tu sais, j’ai un tas de livres, je n’ai pas du tout l’intention de les trimballer avec moi au village !  Si le cœur t’en dit, je te les laisse, ça te libérera un peu des mathématiques et de la physique. »

               Je ne le me fis pas répéter.

               Je découvris après coup que c’était un vrai cadeau empoisonné qui allait conduire à la ruine tous mes livres, sonner le glas de ma bibliothèque.

           Le lendemain, j’entrai dans ma chambre tenant à bout de bras deux boîtes de carton grossièrement ficelées, regorgeant de romans et de recueil de poèmes.  J’étais aux anges : deux cartons de livres ! J’ouvris les deux boîtes. Que de la bonne littérature ! Je vidai le précieux contenu des deux boîtes sur mon lit. J’entrepris de ranger les livres sur l’étagère réservée aux romans et recueils de poèmes. Mais, il y en avait tellement qu’il n’y avait plus de place sur l’étagère réservée à la littérature. Où  mettre ce trésor de livres ?  Il n’était pas question que je les fourrasse sous le lit, c’eût été un vrai sacrilège. Les livres méritent tous les égards. Je jetai un regard circulaire autour de ma chambre. L’étagère des livres techniques  était dégarnie. « Tu es bête, il y a encore de la place sur les autres étagères, De quoi placer une vingtaine de livres », me dis-je. Je résolus alors de remplir les  espaces vides par les livres que je venais d’acquérir. Sitôt pensé, sitôt réalisé. En un rien de temps, les livres de ma généreuse camarade occupaient une bonne partie de l’étagère des livres techniques.

             Je ne doutais pas que je venais de commettre un véritable impair qui allait me coûter cher.

             Un soir, après de longues heures passées à me colleter avec les signes mathématiques, je m’allongeai sur mon lit, je mis la cassette de Tchaïkovski, le lac des Cygnes  dans le magnétophone et appuyai sur la touche Marche. Une musique claironnante, majestueuse  emplit ma thurne.  Je me saisis d’un recueil de poèmes d’Apollinaire … Je plongeais  dans la lecture de Si je mourais là-bas, un poème sur la Grande Guerre.

         Soudain, j’entendis un bruit sec, un roman de Gabriel Garcia-Marquez: « Chronique d’une mort annoncée » venait de tomber de l’étagère des livres techniques, il  traînait par terre. Je n’en fis pas cas. « Je le remettrai à sa place plus tard », pensai-je. Peu de temps après, un autre livre : « la Promesse de l’aube » de Romain Gary rejoignit le roman de Garcia-Marquez sur le tapis. Et ce fut soudain comme un écroulement, tous les livres de littérature qui jouxtaient un moment plus tôt mes livres techniques avaient quitté l’étagère. Je n’y comprenais rien ! Brusquement, en un sursaut d’orgueil, comme le phénix renaissant de ses cendres, ils prirent leur envol vers l’étagère, Mais, c’était  au tour des livres techniques de bomber le poitrail  et de foncer sur leurs adversaires. Les voilà qui se précipitaient sur l’étagère où étaient rangés mes ouvrages de littérature. Ceux-ci restaient coi, ils ne s’attendaient pas à une telle agression, Ils voulaient fuir. Je n’y comprenais rien ! J’eus très peur, je tendis le bras comme pour m’interposer entre les belligérants.

          Les images du film les oiseaux d’Alfred Hitchcock traversèrent mon esprit, Je me voyais réduit en charpie. Les oiseaux de papier voletaient dans l’espace infinitésimal de ma turne, ils froufroutaient, ils battaient des ailes, on entendait des cris rauques, des couacs. Un bruissement assourdissant emplissait toute la pièce. Mes livres se mordaient, enfonçant leur bec pointu dans la chair en papier, se griffant tous azimuts, s’entre-déchirant. Des plumes en papier tombaient en pluie fine.  Le sol était jonché de confettis. L’encre, sang noir, tachait les murs, le sol, le plafond. Un véritable carnage ! Une bataille aérienne ! Les manuels de mathématiques : Poincaré, Piskounov, de physique : la mécanique quantique, Louis de Broglie étaient opposés à mes recueils de poèmes : la Saison en enfer, les Illuminations, les Contemplations, les fleurs du mal, Alcools d’Apollinaire, John Perse, Francis Jammes, Heredia.  Toute la pièce vibrait au rythme du froufroutement des livres accompagnant la musique majestueuse de Piotr Tchaïkovski.

        Je tentai de m’interposer à nouveau.  Je levai la main pour en attraper un. Il me fila entre les doigts. J’essayai derechef. Aïe ! Un gros livre, me mordit le doigt, si fort et avec une telle hargne que j’eus l’index presque sectionné. Le sang coulait abondamment. Une tache garance couvrait la moquette. Je me précipitai vers la fenêtre et je me saisis de l’espagnolette  que je tournai précipitamment, je tirai vers moi la poignée, la fenêtre s’ouvrit à deux battants. L’air froid venant du dehors m’éclaboussa le visage. Cet appel d’air produisit l’effet  ventouse, je vis mes livres se glisser à travers l’embrasure de la fenêtre et disparaître dans les ondes noires de la nuit où ils  poursuivirent leur bataille rangée.

         Je n’ai plus jamais retrouvé mes bouquins. Le seul qui me restait était le dictionnaire Larousse.

 

         Le lendemain je quittai ma chambre sentant l’encre répandue et le papier froissé, trituré, lacéré et où j’avais assisté médusé à une scène  de film d’horreur. Dans la rue, je surpris cette conversation entre deux balayeurs.

– On avait du fil à retordre ce matin !

– Quel est ce forcené qui a déchiré ses livres menu-menu  avant de les semer aux quatre vents !

– On n’a plus aucun respect pour le livre !

– C’est les signes de la fin du monde !

 

 

 

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