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Le bistrot de Dick


Joailes

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Dans mon petit bistrot qui ne paye pas de mine je vais souvent m'installer l'après-midi à l'heure du thé avec mon bloc et ma pointe surfine je m'amuse à croquer des clients en mal d'adrénaline qui viennent là pour oublier qu'ils ont déjà oublié le vent sur les collines et tous les tutus jaunes du micocoulier

J'aime les vieilles banquettes de skaï rouge qui me rappelle le buffet de la gare où je voyais passer des trains sans me décider pour aucun ; les rideaux vichy un peu jaunis, l'énorme comptoir ramené de Pondichéry il y a quelques décennies par un baroudeur qui aimait les épices et les ardeurs d'une prénommée Alice qui lui fit voir le pays des merveilles en version originale et l'attacha à jamais à sa terre natale.

Un percolateur sous pression qui n'a jamais été soigné pour dépression pète, fuse, s'auto-saunate* en chantant des sonates à longueur de journée et une tireuse à bière crache son écume dans des verres qui se teintent de lune à l'autre bout du zinc où un vieux perroquet retraité ne fait plus écho des mots Il en a tant entendu !

Des beaux, des coincés dans des baux, des tout petits, des suaves, d'autres pleins de bave, gros, difficiles à répéter ; il est fatigué des cacahuètes aux peaux rebelles que lui ont lancées tant de clients depuis le premier jour où il s'est retrouvé dans une cage après avoir raté l’atterrissage d'un vol cuisine sol de la cantine – Orly.

Comme Dick, le patron, a une grosse bedaine que ne lui envieraient ni le roi, ni la reine, ni même Moby la baleine, il a toujours une chemise très ample qui cache un peu la taille du temple et une voix si tonitruante qu'il a fallu se séparer des verres de cristal de Madame,

- elle lui en a toujours voulu je crois - pour de bons verres solides et résistants comme les gobelets des soldats pendant la guerre et blinder les tasses en porcelaine fine qui ne résistaient pas à sa fine* maison.

Et puis j'aime par-dessus tout ce bon vieux chat roux qui vient sur mes genoux et ronronne en me faisant les yeux verts d'eau doux c'est un matou qui en vu des sapajous des rats d’égout mais il a toujours gardé son calme et su choisir les bons genoux.

Et puis aussi, la très belle Cunégonde qui n'a jamais souri, depuis qu'un certain villageois dont je tairais le nom - De Vinci - lui a pincé les cordes de son monde ; elle n'avait pas l'habitude ça lui a fichu un coup .

Elle balaie de temps à autre le sol du bar avec ses longs cheveux mais sans le faire exprès, quand elle sort de son cadre pour faire comme la Joconde qui se marre avec Léonard, et qu'elle monte au septième étage où elle n'est jamais arrivée faute de sourire figé, elle crie comme un canard

« Elle en branle pas une* », ronchonne Madame qui meurt d'envie d'un petit génépi de derrière les fagots et qui se soulage ainsi vite fait bien fait de toutes ses mauvaises pensées

Elle regarde son homme d'un air attendri, il est si beau, se dit elle avec ses yeux qui disent bien qu'elle va encore partager sa pomme cette nuit

et elle sert les clientes en plein bridge qui aiment bien, quand la partie s'éternise, que le thé se transforme en gin-fizz c'est l'heure des petits gâteaux un peu de folie que diable !

Je sais bien, moi, que c'est des cookies qu'elle a achetés chez pitiprix et qu'elle a fait tiédir au four, mais jamais je ne le dirai, même pas sous la torture quand je vois le mal qu'elle s'est donné !

Et puis ça fait rien ça sent bon et on s'imagine les petits fours de la comtesse de postillon, autre figure locale, que les moins de quatre-vingt ans ne peuvent pas connaître ; d'ailleurs, les petits vieux avec leur canne, je suis sûre qu'ils se mettent exprès près des fenêtres, pour revoir le festival de Cannes et la comtesse -ah, ça me revient, elle s'appelait Claude et faisait des gâteries. Il me semble d'ailleurs que sa spécialité était la tarte chantilly. -

C'était la belle époque disent les vieux qui s'en vont un par un avec leurs beaux souvenirs et leurs visages de bric et de broc

c'était le bon temps du troc disent-ils encore en passant la porte avec le sourire

et j'écoute, j'écoute, mais je n'écris pas assez vite et je vais en oublier.

Si ce satané perroquet pouvait parler …

Des fois, je m'endors. C'est un peu chez moi ici.

Et Dick de sa voix de stentor qu'il a baissée au maximum, me dit bonne nuit petite, il descend le store dix fois moins vite qu'il aurait pu et je sais que Madame viendra avant d'aller se coucher, caresser mon front, remonter ma couverture.

 

(joailes – août 2022)

 

s'auto-saunate* : verbe nouveau qui signifie se faire sauna tout seul comme hara-kiri, mais en moins définitif. 

fine*  : d'après mon grand-père, eau de vie 

« Elle en branle pas une* » expression de Madame qui n'engage qu'elle

 

Modifié par Joailes
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