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Zoé


Eathanor

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Les heures indues de la nuit, ces moments où le temps flotte, étirant un voile faussement langoureux dans lequel viennent se vautrer les fêtards, elle se love dedans. Des âmes en quête se cherchent, se frôlent, se repoussent, s’embrassent, s’accouplent. Dans les grandes artères urbaines, le luxe côtoie la misère. Les premiers mendient un peu d’humanité tandis que les seconds cherchent un regard sur lequel se raccrocher avant de dériver dans le flot de l’indifférence. Des hommes d’affaires, des fils et filles à papa, petits bourgeois insignifiants, noient leur vide existentiel parmi les bouteilles étalées sur le bar des boîtes de nuits. Dans les quartiers chauds de la ville, des putes battent le pavé avant qu’elles ne soient elles-mêmes battues par leur maquereau. Des zonards écument le trottoir, goguenard et l’œil égrillard. Des jeunes femmes s’encanaillent en franchissant l’entrée d’un peep-show. S’amuser jusqu’au trop-plein, à en vomir ses tripes sur le macadam, Zoé sait tout cela. Ces existences qui s’étiolent, ces rêves en lambeaux qui choient derrière nous, abandonnés sur un bout de trottoir sur lequel personne ne se retournera, elle les ramasse pour les mettre dans son vieux cadi, ce fidèle compagnon l’accompagnant dans ses virées nocturnes. À tant servir, une des roues a fini par se gripper. Depuis, Zoé le traîne, la poignée fermement agrippée dans sa main aux articulations noueuses sous une peau flétrie. Quand sa collecte est abondante, que le poids du cadi se fait trop excessif, elle s’assoit à une terrasse de café et commande un ballon de rouge. Là, elle regarde défiler tous ces voyageurs de la vie en transit. Personne ne vient jamais s’asseoir à ses côtés. Transparente dans un monde diaphane, les passants la traversent de leur regard aveugle. Sa présence ne saurait se refléter dans le miroir des anonymes. Elle y est habituée.

 

Après ses promenades, Zoé revient dans son petit chez elle, une simple pièce de quelques mètres carrés, avec pour seul mobilier un canapé de cuir craquelé et une vieille télévision à tube cathodique à laquelle est connecté un magnétoscope. Elle n’a pas le câble et ne réceptionne aucune chaîne. Peu lui importe. Dans son monde en noir et blanc, seuls les films d’il y a quelques décennies existent. Elle s’installe dans le canapé qui pousse un gémissement sous son poids généreux. Zoé aime ce bruit, cette impression qu’il lui parle comme pour l’accueillir, dégageant une odeur de moisi et de rance qui lui chatouille les narines. Elle s’emmitoufle dans sa couverture miteuse et regarde en boucle ces longs métrages hollywoodiens récupérés au fond d’une poubelle. John Wayne, Cary Grant, James Dean, Humphrey Bogart, Zoé les connaît par cœur. Avec ces légendes disparues, elle part dans une chevauchée épique sous l’œil indifférent de Morphée. Il y a longtemps qu’elle a rompu le contrat de cohabitation avec lui. Un divorce à l’amiable pour cause d’abandon. Ils se voient de temps en temps, juste quelques petites heures pendant lesquelles elle parvient à fermer les yeux.

Les choses étaient différentes jadis. Fille de lumière, elle écumait les lieux les plus chics de la ville. Courtisée, elle jouait de ses charmes pour obtenir des hommes leurs faveurs sonnantes et trébuchantes. Dans les salons aux ambiances feutrées, elle s’échangeait comme une simple carte de visite. Son corps était un instrument et elle savait en jouer pour en tirer les plus belles harmonies. Il se produisait parfois quelques fausses notes mais elles étaient rapidement corrigées avec l’aide de quelques médecins complaisants, dans l’arrière-salle de leurs cabinets. Certains jours, un vague dégoût l’effleurait mais elle refusait de s’attarder dessus. La vie était alors un grand plateau de jeu qu’il fallait parcourir sans s’arrêter afin d’avoir un maximum de cartes en main. Sa collection d’amants enflait sans cesse : des maigres comme des gros, des violents comme des sentimentaux, des jeunes comme des vieux. Enchaînant les amours frelatés, Zoé ne voyait même plus le corps avec lequel elle jouait sa partition. Comme Prométhée enchaîné à son rocher, elle était liée à ces amants d’un moment, la laissant à chaque fois le cœur un peu dévoré. Elle pleurait tant quand elle se retrouvait seule chez elle dans son luxueux appartement.

 

Ainsi se défila année après année le fil de son existence. Mais le temps finit toujours par reprendre son bien. Inexorablement, la fille de lumière commençait à s’éteindre. Dans ces salons feutrés, les hommes allaient moins vers elle, la délaissant au profit d’autres courtisanes plus jeunes, moins marquées par le fouet des jours expirés. Elle restait là, assise dans un coin, attendant cet improbable amant haï mais tant espéré. Mais le jeu touchait à sa fin. Les cartes qu’elle avait en main s’étaient chiffonnées. Certaines commençaient à se déchirer. Un soir, l’entrée des salons lui fut refusée. De désirable et désirée, elle était devenue détestable et détestée. Elle erra alors longuement dans les rues avant de se vendre au plus offrant, à quelques ouvriers de passage. Zoé se souvient que cette nuit, ce dégoût qu’elle avait tant refoulé l’envahit dans une vague immense qui la frappa sans ménagement. À quatre pattes, au pied des passants indifférents, elle vomit toute cette luxure, cette débauche incessante dont elle s’était nourrie jusqu’à l’indigestion, métamorphosant la fille de lumière en une putain obèse et maladive réduite à se nourrir des rêves en lambeaux des autres.

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