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Le parka


Morvan

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Le parka

A peine une armoire …
Un passage condamné entre deux murs de plus d’un mètre d’épaisseur faisait désormais lieu de rangement. La porte du passage était devenue porte d’armoire ; aux défilés quotidiens des habitants de la ferme avait succédé le silence d’un tombeau.

La porte jadis molestée, grinçante et fatiguée, devait se satisfaire d’un calme sépulcral, et souffrait de la négligence de la gente paysanne. Je crois qu’elle regrettait son passé tintamarre.
Depuis combien de temps cette frêle porte dont la peinture s’écaillait par endroits avait changé d’usage et de vie ? A vrai dire, depuis une éternité au moins, compte tenu de l’odeur de moisi qui m’assaillit lorsque je l’ouvris.

Je ne m’attendais pas à y découvrir des trésors, mais le tas de fripes décolorées que j’y voyais n’était guère engageant, rien ne le rattachait à un passé familial que les chantres de la famille disaient glorieux. Je n’y retrouvais pas le costume d’apparat de mon grand-oncle, jadis officier de cavalerie à Madagascar, je n’y voyais pas non plus les délicates robes en dentelles de ma grand-mère, la mémé Kaa, surnommée ainsi car elle passionnait les enfants par sa lecture flamboyante et théâtrale du livre de la jungle, ni les robes de tante Camille, surnommée avec respect Madame Camille par les paysans des alentours, qui disaient qu’une personne si généreuse disposait d’une cheminée si vaste qu’on pouvait y faire rôtir un bœuf !

Aucune de ces robes, pas plus que le costume trois pièces d’un de mes ancêtres, jadis maire de la commune et qui se disait ami de Gustave Eiffel.

Il s’agissait de vêtements du quotidien, simples et pratiques, pour certains d’entre eux usés et ravaudés pour la nième fois au fil des ans. Cela me rappelait encore ces soirées d’hiver durant lesquelles ma mère piquait et repiquait les chaussettes trouées et les boutons disparus dans la cour de l’école du village par ses petits garnements ; une école de patience tellement éloignée de notre société de consommation actuelle.

En ces temps-là le moindre objet acquis nécessitait un dur labeur, c’était souvent l’objet d’une vie.

Ainsi, posé sur une tablette, témoignage de la dureté des temps, je découvris le livre de comptes de la ferme. Il est aujourd’hui difficile pour nous, habitués au quotidien à fréquenter des magasins, d’imaginer le rythme d’un monde paysan d’abord centré sur les produits de la ferme.

Dans ce livre de comptes d’une centaine de pages, quarante ans de vie, les pages succédaient aux pages : un mois de dépenses pour une page à peine, quelques lignes pour les recettes, toutes écrites à la plume et à l’encre noire. Ainsi en 1910 mon ancêtre précisait avoir acheté un nœud en satin pour sa femme pour zéro franc cinquante, peut-être allais je le retrouver, qui sait ? De même que le pull offert à Henri ou les sabots de la Margotte; les cent francs remboursés par Pierre le jour de la libération. Tranches de vies si modestes, comme un album de photos sépia ou les premiers films en noir et blanc d’un monde à l’agonie, mais nul ne le savait.  La page du 29 juillet 1914 s’achève sur le paiement de la saillie de la Téchotte, la petite génisse jaune, vous savez bien ! Et puis plus rien. Des pages absentes, comme un témoignage fatal du grand bouleversement qu’a été la grande guerre ; plus de quatre ans de silence qui cachent surement toute la détresse du monde, des familles et des terroirs. Soudainement quelques mots, quelques lignes, sobres, à l’encre rouge sang : « Onze novembre 1918 : la guerre la plus terrible qui ait existé cesse, un armistice est signé entre les alliés et les Boches ».

Je fixais le miroir, habillé de mes rêves, saisissais une robe sombre et imaginais à mes côtés sa propriétaire souriante, les yeux pétillants de bonheur, entrainée dans une ronde folle avec les gamins piaillant à ses côtés ; l’aurai-je emmenée au bal à la Saint Jean ? Ce pantalon de velours côtelé, rappé, vert sombre comme la forêt à l’horizon, vêtement de travail ou de dimanche ? Je ne sais pas, je ne sais plus, qu’importe d’ailleurs, seul compte ce retour au passé si souvent oublié, et parfois rejeté. Une à une les robes, les coiffes, les pantalons, les casquettes, les bretelles sortaient de leur tombeau, reprenaient vie en mon âme, en mon cœur ; témoins égarés de la Belle Epoque, des années folles, des adolescences brisées par la deuxième guerre mondiale, peuple bigarré entrainé par les flots tumultueux du destin.

Et puis finalement ce parka, cette veste de cuir brun fourrée de mouton parut, dans la mi-ombre, couvert de poussière, dernier témoin peut être de ces vies passées. Je le pris et fut surpris par son poids, comme s’il ne souhaitait pas se donner à un quelconque étranger de passage. Je le levais face à moi, déjà séduit peut-être, il émanait une force, une aura de ce témoin de tant d’années de labeurs, de traversées des futaies sous l’orage, de luttes face à la bise et aux frimas de l’hiver. Il était fort ; il était rassurant. Je le regardais encore et l’envie de l’enfiler naquit en moi ; la taille avait l’air de me convenir. N’y tenant plus je l’enfilais et me regardais dans le miroir, au-delà des modes et des temps, sa chaleur me pénétra doucement, comme une femme câline qui vous murmure à l’oreille le fruit de sa passion.

J’étais adopté ; je fermais les yeux, et heureux, fourrais mes mains dans les amples poches, déjà pressé de parcourir avec mon nouvel ami les prés et les champs, chantonnant tout notre bonheur de vivre.

Je voulais humer avec lui l’air vif, traverser le ruisseau rageur, saluer ensemble tout le peuple des terres morvandelles, les cerfs, les lièvres, l’épervier, les rainettes, le curé du village s’en allant à messe, tout était prétexte à redécouvrir ces terres éternelles.

Mon esprit battait la campagne, à travers la fenêtre de la pièce le moutonnement des monts du Morvan s’imposait à moi, intemporel, je serrais les poings dans les poches crevées de mon paletot, habituées à supporter les grands bras de mon prédécesseur ; c’est ainsi que je découvris au fond, tout au fond, un chiffon de papier réfugié ici depuis si longtemps. Machinalement je le dépliais mi surpris, mi curieux de ce qu’il contenait pour lire enfin : « 1943, Vauclaix en Morvan, j’ai vu  Marie, « la chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » , que faire ? »

Au-delà des saisons, des bonheurs, des hasards de la vie, je compris que je portais le parka de mon père ; bien au-delà du Mont Beuvray il me faisait signe et souriait.

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