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Un homme transparent (chapitre 12)


Marc Hiver

Messages recommandés

Citation

 

Merci d'avance cher(e)s ami(e)s de vos retours critiques.

Pour mémoire, les 11 premiers chapitres ont été publiés sur ce forum le 16 décembre 2020, les 12 et 24 janvier, les 2, 10, 18 et 27 février, les 6, 16,23 et 31 mars 2021.

 

 

 

UN HOMME TRANSPARENT -Chapitre 12

 

 

Quoi de plus innocent qu'un médecin de campagne, un gendarme du cru et une aveugle de naissance ? Le médecin qui assurait une permanence dans la maison de santé de Fermanville deux jours par semaine retrouvait son compère et sa commère le midi à L'Escale autour d'un plateau de charcuterie et d'une bière pression. L'adjudant-chef Hugo descendait de Saint-Pierre-Église vers le Tôt de Haut pour se changer les idées qui tournaient toutes autour des petits drames de cet ancien chef-lieu de canton. Quant à Juliette, elle habitait en face de L'Escale qui lui servait de cantine et, grâce à son handicap, on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession.

 

Les trois nouveaux amis, juchés sur les tabourets du bar, devisaient de tout et de rien, mais au bout d'un certain temps, ils s'étaient focalisés sur les complots locaux, les minuscules escarmouches de clocher avant de s'attaquer à des sujets qui leur permettaient de divaguer en alimentant des fantasmes de bon aloi. Sous la houlette du pandore, les deux autres compagnons s'amusaient à échafauder des plans de meurtres parfaits, à partir des connaissances policières du premier, pour se recentrer, à l'initiative du médecin, sur la notion de suicide altruiste. Ces homicides ou ces tentatives d'homicide, suivies du suicide ou de la tentative de suicide de l'auteur, les fascinaient. Les meurtres d'un conjoint âgé et souffrant, les filicides d'un père où d'une mère qui tue ses enfants, et tous les homicides familiaux occupaient la une des journaux. Bref, ils décortiquaient tous ces suicides altruistes réalisés de façon paradoxale pour le bien de l'autre, par exemple une personne qui zigouille ses proches pour les protéger d'un avenir sombre auquel elle pense qu'ils sont voués avant de se suicider elle-même.

 

Au fil de ces déjeuners, les trois complices choisissaient une cible, puis envisageaient comment la faire disparaître, jusqu'au jour où apparut un type drôlement fagoté qui prit lui aussi ses habitudes à L'Escale. Sa casquette surplombait une sorte de perruque lui couvrant la nuque. Un pull à col roulé prenait le relais pour masquer l'intégralité du cou. Des chaussettes montantes empêchaient, quand il s'asseyait, de découvrir la moindre parcelle de peau. Seul son visage livrait quelques secrets de son anatomie. Victime expiatoire du jeu des trois habitués, il fut intégré sans plus de réserve à un scénario improbable.

 

— Tu as recouvré la vue ? Tu es contente de l'opération ? demanda le médecin à Juliette.

— Oui. Je vous vois tous deux !

— Et ton entourage sait que tu vois ? s'informa Hugo.

— Non et ce dédoublement implicite me plaît beaucoup, comme ces jumeaux qui jouent de l'équivoque.

— Si on intégrait ce paramètre dans notre petit jeu ? suggéra Hugo.

— Un poil pervers, comme une promesse de rebondissements, ajouta le disciple d'Esculape.

— Pourquoi pas ! conclut Juliette. Eh bien ! poursuivons notre intrigue sur ce quidam masqué. En fait, je le connais, mais il ne m'a pas reconnue. C'était un ami de vacances, un Parigot du temps de mon adolescence.

— Alors là, c'est du lourd pour pimenter notre suicide altruiste, constata le pandore.

— Je dirais même plus, c'est du velu, repris en canon le chantre d'Hippocrate dont l'imagination commençait à battre la campagne où il officiait.

— Donc, concoctons une trame où Marc H., je me souviens de son nom, nous ratiboise tous les trois avant de se trucider lui-même. Mais pourquoi nous associerait-il à son plan morbide ? De quelle fatalité nous préserverait-il... suivant, bien sûr, les règles du suicide altruiste ? s'inquiéta Juliette.

 

Les trois compères se réjouissaient de ce casse-tête à résoudre. Les mousses et les cochonnailles ayant été servies, ils s'octroyèrent une pause. Une bière pression mérite l'attention qu'on lui porte, surtout quand les tranches de saucisson l'accompagnent pour un concert rustique des papilles gustatives.

 

Tout en mâchant, l'ex-aveugle ouvrit une piste :

— Ce Marc H., avec sa dégaine et ses oripeaux, il ne passe pas inaperçu, on ne peut pas dire qu'il soit transparent pour un regard extérieur.

— Pas faux, commenta le gendarme, mais sur la base de mes nombreuses enquêtes, je retourne comme un gant ton argument : si, pour toi, son accoutrement ne le rend pas transparent, cette transparence ne cacherait-elle pas une autre transparence, celle qu'il veut précisément occulter ?

— Pas bête du tout, prolongea le thuriféraire de l'école méthodique dirigée par Soranos d'Éphèse. Moi, j'ai connu des patients atteints de soucis de peau tels, un psoriasis géant par exemple, masquant le moindre lambeau qui les aurait désignés à la vindicte populaire.

— Je propose de fonder notre nouveau scénario autour de Marc H. sur un postulat absurde : ce que tente de dérober du regard notre énergumène, ce serait sa transparence ! Eh ! toubib, tu vas nous dénicher une maladie génétique ou orpheline qui étoffera un peu cette hypothèse. Au mieux, tu l'inventes pour les besoins de la cause.

— Pourquoi s'obliger à poursuivre notre jeu dans un cadre vraisemblable ? s'insurgea Juliette. Si notre histoire tient la route, notre auditeur n'y verra que du feu. Mais il me vient une idée : si Marc me croit toujours aveugle, il ne se méfiera pas de moi en pensant que je ne découvrirais pas son état.

— Oui, mais il faut introduire une scène de cul pour pousser l'argument jusqu'au bout, précisa Hugo qui compilait derechef tous les crimes à caractère sexuel rencontrés ces dernières années.

— Dans l'imaginaire, j'accepte tout pour corser notre affaire, persifla Juliette. Il nous reste à construire une intrigue qui relie nos trois avatars.

— Le secret professionnel m'impose de protéger mon patient, rappela le lointain héritier du clinicien et anatomiste grec Érasistrate de Céos. Si le sieur H. est transparent et qu'il vient me consulter, je n'ai pas le droit de divulguer sa pathologie. Quant à Juliette, si elle couche avec lui, son infirmité ne peut lui être dévoilée... en tant qu'aveugle. Par ailleurs, toi, Hugo, ton lien avec nous ne me paraît pas évident !

— Disons que Marc H. ne supporte pas ton regard même s'il est venu te consulter à cet effet.

— Mais moi, je suis aveugle... à ses yeux.

— Eh bien ! il aura démasqué ta supercherie.

— Comment ?

— Voilà un détail à régler. Quant à moi, j'enquêterai sur vos deux meurtres, car il vous aura assassinés. Et il me supprimera à mon tour pour filer sous les radars de la police et de la gendarmerie. CQFD.

 

Ils tenaient le pitch de leur synopsis. Et pour prolonger le plaisir, ils renvoyaient à leur prochaine rencontre l'élaboration complète du scénario. Finalement, ils ne faisaient de mal à personne et leur connivence imaginaire ne s'apparentait pas à un meurtre réel en bande organisée. Par un jeu de fiction/réponse, l'homme transparent se suiciderait au terme de son équipée sauvage et la boucle du suicide altruiste serait enfin bouclée.

 

Comme leur ami médecin n'assurait ses permanences à la maison de santé que les lundis et mardis, les trois compagnons attendirent le début de la semaine suivante pour reprendre leur jeu.

 

— Nous éclairerons cette question de la transparence, entama le carabin qui avait sans doute ruminé cette question durant le temps de jachère impartie à la communauté de ceux qui s'adonnaient au jeu le plus dangereux du monde, bien qu'il s'agît d'une galéjade sans conséquence.

 

— Quel intérêt de répondre à cette question ? remarqua Juliette en trempant ses lèvres fines dans la mousse dont le faux col occupait au moins la moitié de la chope.

— Certes, le lecteur ne saisit pas tous les tenants et aboutissants d'une narration, mais pour nous, comme pour un comédien qui déclamerait son texte, nous avons besoin justement d'un sous-texte pour l'innerver.

 

Le clone d'Asclépiade de Bithynie, en déportant sa sémiologie des signes médicaux à ceux de l'expression littéraire, se rengorgeait d'étaler sa culture sur la tartine de sa gamberge.

 

— Un sous-texte ? interrogea le gendarme. Kézako ?

Le sous-texte est le contenu d'un livre, jeu, film ou série télévisée qui n'est pas énoncé explicitement par un personnage, mais qui le soutient implicitement, quelque chose que comprend mezzo-voce le lecteur ou le téléspectateur, s'empressa de définir le docteur.

— J'ai une idée ! surenchérit Juliette. Marc serait devenu transparent à la suite de l'usage d'un produit corporel de parapharmacie. Le toubib en inventera un.

— On se heurte encore à un problème de vraisemblance. Cela ne peut se produire sur notre marché pharmaceutique, critiqua le fils putatif de Scribonius Largus.

— Il l'aura acheté sur Internet et le tour est joué ! s'enthousiasma Juliette.

— Pourquoi pas ? reprit le double contemporain d'Arétée de Cappadoce.

 

 

— Vendu ! conclut l'OPJ de la gendarmerie de Saint-Pierre-Église. Examinons maintenant le déroulé de l'action : afin de se rassurer, monsieur H. consultera notre toubib.

— Un lundi ou un mardi, sinon il tombera sur un de mes collègues.

— Dont acte. Un lundi ou un mardi, notre lascar voit le toubib. En dévoilant son infirmité, il ne supporte pas le regard inquisiteur devant lequel il affiche une nudité paradoxale, vestimentaire et épidermique.

— Mais je suis tenu au secret professionnel ! s'insurgea celui qui vénérait aussi Empédocle.

— Nous conviendrons que pour des raisons psychologiques, il ne supporterait pas une vérité qui n'en était pas une tant qu'il ne la partageait pas avec d'autres yeux que les siens.

 

Juliette et le médecin déposèrent les armes devant la limpidité de l'hypothèse gendarmesque. Un ange satanique passa avant qu'ils reprissent le tissage d'un développement désormais sur des rails.

 

— Comment je meurs ? demanda le docteur.

— Il te tue, précisa Hugo.

— Certes, mais comment ? interrogea le docteur qui refusait d'être spolié de sa mort, même imaginaire.

— Il te tue... il te tue... il te suicide !

— Comment ? s'insurgèrent les mannes des praticiens gréco-romains investies dans la mort de celui qui leur portait un culte en terre de Normandie, autant sur un plan réel que sur un plan symbolique.

— On pensera que tu es cardiaque.

— Bingo ! puisque je le suis vraiment.

— Excuse-moi, toubib, je ne voulais pas être intrusif.

— T'inquiète ! Il ne s'agit que d'une fiction.

— Merci de ta bonne volonté, se félicita l'adjudant-chef.

— Bon. Il meurt durant sa consultation. Et moi ? s'enquit Juliette. Je le drague et je laisse croire à cet ami d'adolescence que je suis toujours aveugle pour le piéger. Pourquoi, au fait ?

— Eh bien ! intervint Hugo, pour dévoiler ce qui se cache derrière ses oripeaux. Et comme tu t'es portée volontaire, tu donneras un peu de ta personne. N'étant pas toi-même toubib, je ne vois pas comment vous vous retrouveriez nus, l'un et l'autre, afin d'exhiber la plastique de notre cible.

— D'accord, ayant renoué avec lui, après une période de flirt, je l'emmènerai chez moi et nous baiserons ? Et alors ?

— Alors, tu constateras à son insu l'impensable : ton Marc H. est transparent.

— Si lui ne sait pas que je le sais, comment expliquer sa réaction meurtrière ?

— Tu commets une imprudence, renchérit le médecin, tiens ! tu le complimentes sur sa queue !

— Sur sa queue ? Et pourquoi pas sur ses fesses ?

— Son postérieur, si tu préfères. Mais il faudra introduire ce faux pas de la manière la plus exquise possible, dans le feu de l'action, dans la magie de l'instant !

— Et il me tue comment... après que je l'ai félicité par mégarde pour son cul pommelé ?

— Du classique ! une bonne vieille strangulation, scanda Hugo.

— Mais ça va faire mal !

— À ton avatar symbolique dans notre histoire, pas à toi en chair et en os.

— Tu as raison, mais ça m'a semblé un moment tellement réel que l'imaginaire de la situation m'a complètement submergée !

— Cela signifie que notre scénario commence à tenir la route et son intrigue à se stabiliser, se félicita le gradé.

— Je lui préférerais une mort à l'image de la mienne, asséna le docteur.

— Mais je ne suis pas cardiaque ! protesta Juliette.

— Eh bien ! tu meurs d'un malaise vagal au terme d'un stress osmotique.

— Ça existe comme stress ?

— On s'en fout, mais je vérifierai pour la forme. Quant à Hugo, il dirigera, comme de bien entendu, l'enquête sur nos deux morts suspectes. Il s'approchera de la vérité parce que j'aurais laissé un indice sur mon bureau en griffonnant avant de mourir le mot : transparence.

— Et moi, ironisa l'officier, je meurs en pâmoison au terme de l'enquête ?

— Non, tu meurs d'une rupture d'anévrisme, par coïncidence.

— Et pourquoi, je te prie ?

— Parce qu'il s'agit d'une mort subite que nous décalerons légèrement dans le temps pour la rendre plausible.

— Et le suspect se suicide en illustrant parfaitement un cas de suicide altruiste. J'avoue quand même que ma mort et celle du toubib me semblent tirées par les cheveux.

— Je m'inscris en faux. La transparence cherche à se montrer et, en même temps, à rester cachée. Quant à moi, en enquêtant, je m'immisce dans cette contradiction indépassable. Et j'en meurs logiquement !

 

***

 

Y eut-il collusion entre le réel et l'imaginaire ? Comme Shéhérazade, retardant jour après jour l'heure de son exécution par la force de sa verve narrative, les trois complices en pensée avaient-ils aligné les planètes de leur destin en télescopant les mots qu'ils avaient convoqués ?

 

Les folliculaires locaux et régionaux rapportèrent d'abord la mort d'un médecin attaché deux fois par semaine à la maison de santé de Fermanville. On l'avait retrouvé étendu dans son cabinet au terme d'une journée bien remplie, foudroyé par une crise cardiaque. Puis vint le tour d'une jeune femme dont le décès inexpliqué s'apparentait à l'ironie du sort d'une aveugle qui venait, grâce au progrès de la médecine, de recouvrer la vue. Et dans la foulée, le gendarme Hugo, qui menait parallèlement les deux enquêtes, rendit l'âme tout aussi brusquement à la suite d'une rupture d'anévrisme.

 

Suivait un encart dans la Presse de la Manche où Lucie, la patronne du bar-restaurant L'Escale, racontait comment ces trois personnages fréquentaient son établissement le lundi et le mardi et jouaient en grignotant à une sorte de jeu de société policier et médical, dont personne, à part eux, ne comprenait les règles, mais qui les amusait beaucoup. Apparemment, ils s'ingéniaient à fomenter leurs jeux de rôle comme des gosses. C'étaient trois garnements espiègles qui n'auraient pas fait de mal à une mouche. Perdre un docteur dans ce désert médical, cela tombait fort mal. Idem pour le pandore qui s'était bien intégré à son territoire. Quand il rédigeait ses PV lors des opérations coup de poing contre la vitesse et l'alcoolisme au volant, il officiait avec beaucoup de tact et d'humour.

 

Marc H., s'étant réfugié dans la région parisienne où il enseignait dans l'université Paris Nanterre, décida de se dissimuler derrière cette hécatombe en faisant le mort.

 

 

Modifié par Marc Hiver
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