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Un homme transparent (chapitre 11)


Marc Hiver

Messages recommandés

 

Citation

 

Merci d'avance cher(e)s ami(e)s de vos retours critiques.

Pour mémoire, les 10 premiers chapitres ont été publiés sur ce forum le 16 décembre 2020, les 12 et 24 janvier, les 2, 10, 18 et 27 février, les 6, 16 et 23 mars 2021.

 

 

UN HOMME TRANSPARENT - chapitre 11

 

 

La transparence cristalline et ridicule de mon corps résonnait en moi de mille échos symboliques contradictoires. Cette vision d'une profondeur indescriptible, plus énigmatique que celle de l'ambre, ce dévoilement insoupçonné de ma peau comme un verre dépoli, barrière mouvante entre moi et moi, l'effacement de ce qui, peu de temps auparavant, me semblait ne devoir redevenir poussière qu'à la fin de mon parcours de vie, cet ensemble de variations morphologiques m'entraînait aussi loin que mon entendement le supportait.

 

Je rêvais du bleu turquoise des lacs de mon enfance, de l'extrême finesse de leurs clapotis à la surface d'une eau si pure ; du vert émeraude d'une liqueur précieuse et diaphane à déguster sans précipitation ; de l'or et l'argent brillant dans la fonte des glaces ; et des chatons, ni fleurs, ni bourgeons, sans odeur, sans nectar, recouverts d'un duvet particulièrement doux au toucher. Mais mon être, lui, prisonnier d'une certaine lourdeur, profitait du trouble qui m'habitait, sans sacrifier aux subtilités de la situation. Je refuserais une renommée grotesque dont je n'espérais rien au terme d'une reconnaissance dérisoire. Mes beautés intérieures, ce corps profond dont un algorithme m'annonçait que, bientôt, il ne serait même plus protégé par l'habillage vivace nous tenant debout sur nos échafaudages de secours.

 

Ma peau laissait passer la lumière. J'y distinguais les allusions transparentes à mon infortune. Un voile vaporeux flottait dans un vent coulis au risque de figer brutalement ma misérable enveloppe en voie de poussière assassine. Au couloir de la mort vive, un certain jour se lèverait sur mon incertitude à survivre ici-bas tel ce condamné qui épie l'aurore fatidique où un aréopage, proposant rhum et tabac, l'emportera, au terme programmé d'une folie, vers l'ailleurs introuvable pour qui sait voir en face le jeu aux dés pipés par un triste destin dont on perdra la trace.

 

Mais je ne partirais pas. Subirais-je un vrai martyre en retardant l'heure d'un cœur qui s'arrêtera de battre ? Je gardais au creux d'une dent la pilule mortifère qui me ferait dormir définitivement. En attendant, je souffrais dans la pénombre d'une cellule sans barreaux à la vue plongeante sur le gouffre de mon expectation.

 

***

 

Les algorithmes ne manquent pas d'humour. Car ces suites finies et non ambiguës d'opérations ou d'instructions, permettant de résoudre une classe de problèmes, avançaient à intervalles réguliers des propositions ironiques. Je veux dire par là qu'en brassant nos déchets psychologiques dans la vaste poubelle d'Internet, ils prédisaient en matière de probabilité nos futurs contingents.

 

Mais moi, je compilais, de base, les données dont je disposais. Je ruminais plutôt cette litanie de morts suspectes autour de ma nouvelle existence. Enquêteur impliqué dans les affaires qu'il étudiera en toute impartialité — à charge et à décharge —, je me ferais l'avocat du diable pour ne pas succomber à la tentation narcissique de rejeter ma culpabilité. Et je me triturais les méninges à reprendre inlassablement les mêmes questions qui agitaient le Landernau de mon incrédulité et qui tournaient toutes autour de cette interrogation : qu'est-ce qui avait provoqué ma transformation ?

 

Je savais depuis la révélation de Milou D., alias l'algorithme aidant sur le Web, la finalité de cet état : je deviendrais un pantin doté d'un masque, unique trace vivante de mon ancien corps et mon intérieur ne tiendrait debout que par les fils de la plomberie reliant mes organes internes. En toute rigueur et je pèse mes mots sur la tare d'un dictionnaire pas encore écrit, sans prétendre accéder aux délices apocalyptiques d'une raison au bord de la crise de nerfs, j'étais devenu, toute proportion gardée et comparaison n'étant pas raison, un bonhomme en disponibilité de son humanité.

 

Une lotion avait accompagné cette mutation, mais il fallait se rendre à l'évidence : une mutation, dans son principe même, relève d'une transformation profonde et durable, de l'affectation d'une personne à un poste de vigie auquel il n'était pas destiné, à la transmission d'un droit d'héritage en déshérence.

 

Mais quid de ce droit à l'héritage, à la prise de possession d'un bien maigre droit, sauf le droit d'en réclamer l'usufruit, un droit réel des fruits d'un bien dont la nue-propriété appartient à un inconnu qui n'en jouit pas ? Cet embrouillamini obscurcissait justement mon enquête préliminaire. D'ailleurs il s'agissait plus d'une quête — la recherche d'un malheur annoncé — que d'une enquête sur l'éclaircissement des circonstances entourant les décès de Juliette, de Marcelle, du médecin de la maison de santé de Fermanville dans la Manche, du gendarme Hugo, du policier parisien, du lieutenant Gendroux, sans omettre l'adjoint Brassy de triste mémoire.

 

***

 

Que serait une automobile sans sa carrosserie ? Que serait-elle sans la caisse qui recouvre son châssis et repose sur les roues au moyen de la suspension ? Mais, dans cet exemple, la carrosserie de l'automobile ne nous renvoie-t-elle pas aux contes de fées ? Le carrosse qui redevient citrouille, comme moi, je redeviendrais simple corps mou tout juste capable d'effrayer dans les fêtes d'Halloween ? Les premières automobiles, avec leur pesant moteur à l'air libre, ne ressemblaient qu'à des charrettes, au mieux des carrosses autopropulsés et non plus tirés par des chevaux.

 

Les êtres vivants originels, souvent amphibies, ne brillaient pas par l'originalité de leurs formes. L'évolution prit un long temps pour que le corps humain jaillisse d'un tel magma et devienne un objet de contemplation pour les artistes et les amoureux. La beauté s'installa au rang des valeurs esthétiques et érotiques. Certes, une brillante carrosserie physique ne laisse pas de troubler nos sens, que le véhicule de la pensée lubrique soit un homme ou une femme et sans juger leur orientation sexuelle dont il ne nous sied pas ici de répertorier les fétichismes individuels.

 

Bientôt, a contrario d'une berline hautement sophistiquée, ou d'un avion au fuselage aérodynamique, je me réduirais en un non-objet du désir. Les belles apparences, aux contours immédiatement saillants, n'ouvriraient plus aucune perspective d'avenir en ce qui me concernait. Il me paraît instructif, du point de vue qui intéresse mon histoire, d'envisager comment un problème ne trouverait sa solution qu'en conjuguant la connaissance et la poésie autour d'un contenu de vérité toujours à redéfinir.

 

Je me transmuterais, une fois mon apparence complètement disparue, en une essence paradoxale : une nature qui ne fonderait mon être que sur un résidu corporel et non par une entité spirituelle, qu'on l'appelle âme ou aura. À l'envers des Égyptiens de l'Antiquité qui préservaient le mort de la putréfaction en le momifiant et en conservant la tripaille, sans grande considération, mis à part un nettoyage charcutier des boyaux avant leur réception dans des vases canopes, il ne resterait de moi — mais pour combien de temps — qu'un esprit de corps, âme circonstancielle d'une future poudre d'escampette.

 

Au travers de cette méditation, je suscitais les mots qui se fraieraient un chemin pour réinvestir cette enveloppe terriblement nue dont on avait éradiqué ces riens, ces je-ne-sais-quoi qu'un homme au faîte de son amour offre à l'élue d'un cœur — au sens propre et saignant — et non plus à cette figure de rhétorique amoureuse surannée où le cœur ne signifie plus les égarements d'une aspiration soudain remplie d'une complétude qui lui manquait dans l'attente du remplissage inopiné de la cuve de ses sentiments et émotions. Ou comme un mirage réconforte le caravanier en quête d'une oasis pour se rafraîchir. On excusera ces métaphores à l'emporte-pièce !

 

***

 

Ecrire qu'elle est jolie relèverait du paradoxe. Elle recèle un bon cœur, bien positionné dans le thorax, et des valves sans doute en parfait état de marche. Quand elle respire, ses poumons semblent deux ailes animées par l'air frais d'une matinée de printemps qui gonflent une poitrine devinée sous la chemise de nuit. Sa rate, car il importe de développer une description dans un roman digne de ce nom, présente une particularité apparemment congénitale qui n'entache pas sa délicatesse. Son foie, je lui attribue, comme sur les illustrations anatomiques, un rouge violacé tout à fait à la mode, comme ses reins charmants et sa tuyauterie évoquant l'ensemble des canaux d'une Venise où mon désir vagabonde.

 

Quelle femme ! Je l'appelle « ma Cane », car moi, le vilain petit canard, j'ai rencontré quelqu'une qui me ressemble. Ce n'est pas facile, au début, de changer ses repères afin de reconfigurer les stimuli de mon cerveau archaïque. Finis tous les fétichismes, du pied, des fesses, des seins en pomme, en poire, gros, menus ; désormais, je m'accrocherai à des aspérités moins futiles, à des organes dont la profondeur m'ouvrira à une autre représentation sensuelle. L'aspect sexuel répond à la correspondance cristallisant l'hypothétique dissymétrie des corps en suspens. Oui, Églantine s'avère aussi transparente que moi et j'admire le stoïcisme avec lequel elle a vécu sa transformation.

 

Nous devisons dans les bois et les passants se demandent pourquoi nous sommes habillés d'une façon qui ne donne pas prise aux saisons. Elle porte un maquillage outrancier, car n'ayant pas protégé son visage, il apparaît donc transparent comme le reste et elle le masque de plusieurs couches de crèmes, de poudre, de fards, en y ajoutant la touche finale : des lentilles de contact pour ne pas exhiber des orbites creuses. Nous en sourions, bien sûr, mais tout à notre amour, à cet enchantement retrouvé, nous profitons d'une pause de bien être inespéré.

 

Et quand nous rentrons dans notre nid, l'effeuillage commence et nous nous mouvons dans une bulle qui n'appartient qu'à nous. Dans le sfumato des éclairages connectés que nous manœuvrons avec nos smartphones pour savourer le flou artistique de nos planches anatomiques, nous fermons quand même de temps en temps les yeux pour ne pas être envahis par les spasmes grotesques de notre équipage. Et puis, nous nous regardons sans plus broncher en nous interrogeant, dans l'espace risible de notre inexactitude, sur le malin génie qui bouleverserait le cours de deux vies sans espoir de retour vers un passé infinitif. Quant à l'orgasme, combien il ne s'inféode pas à la retenue propice aux amants épris d'une intimité propre et qui pensent, à l'abri des draps et de leur nudité, exister seuls au monde.

 

Nous sommes devenus des « sapeurs », des « fashion victims ». Cette peau de luxe dans ses étoffes soyeuses, dernier rempart entre nous et l'extérieur, nous oblige. Nous achetons de tout, en double, en triple. Nous dévalisons les soldes et pratiquons à tout crin la superposition vestimentaire. Personnellement, sentant l'aggravation du processus qui me conduira jusqu'à l'éradication complète de mon épiderme, j'ai de plus en plus froid, même avec les premières chaleurs de l'été. Et puis cette superposition nous permet des stripteases classieux et interminables avant de redécouvrir notre transparence.

 

Nous refusons de concert l'éventualité d'un « coming out ». J'ai raconté à Églantine mes mésaventures macabres et comment cela n'a abouti qu'à une cohorte de décès. Et puis, comme toutes les amours débutantes et comme je l'ai souligné, les amoureux apprécient une solitude sentimentale. Mais enfin, notre kamasutra nous entraîne parfois dans des postures et surtout dans des visions caricaturales suivant les angles que nous adoptons.

 

La question qui taraude bien des couples s'impose à nous : allons-nous nous reproduire ? Églantine a toujours rêvé de fonder une famille nombreuse. Mais notre descendance héritera-t-elle de cette sorte de « maladie orpheline » qui nous a touchés ? Impossible d'en parler aux médecins, voire à des scientifiques de pointe sur la génétique.

 

Notre premier enfant, une fille, nous remplit de bonheur. L'accouchement s'effectue à la maison et j'y tiens le rôle de la sage femme, avec eau chaude et serviettes, à la manière de ces films du XXe siècle, ces westerns qui retraçaient l'épopée des pionniers aux États-Unis d'Amérique. Tout se déroule bien, même si nous constatons que notre petite Éléonore hérite de notre particularité physique. Mais tout à notre joie, ce détail passe par perte et profit.

 

Sans transition, une seconde tentative agrandit notre cercle de famille d'un garçon tout aussi transparent que sa sœur. Je les déclare à la mairie et cela ne pose aucune difficulté. Nous nous réjouissons, Églantine et moi, d'être orphelins de père et de mère, sans frères ni sœurs et d'avoir rompu les ponts avec nos familles d'accueil qui se sont retrouvées en prison après que nous les avons dénoncées, à notre majorité, pour des violences morales inappropriées. Personne ne s'immiscera dans notre foyer.

 

Nous organisons quand même des fêtes de naissance dans nos établissements respectifs...

 

...Sauf qu'Églantine n'était que le fruit de mon inconscient et nos marmots putatifs, les angelots évanescents d'un rêve éveillé.

 

***

 

Je suis seul dans mon lit. J'avais imaginé cette rencontre improbable avec un être qui m'eût ressemblé et que je recherchais sur les réseaux sociaux en jouant au poker menteur. Comme ces savants qui envoient des bouteilles dans les espaces inconnus de l'univers en espérant y repérer une trace de vie, je me lâchais sur Internet dans une démarche plus terre à terre, mais ô combien fébrile.

 

En fait, j'aimais la compagnie des amis et des amours dans l'efflorescence des sentiments et des émotions. Qu'est-ce qui m'avait transformé en un monstre de solipsisme désespérant ? Le Messie de rien du tout, et surtout pas d'une révélation transcendante ou d'une Bonne Nouvelle qui n'aurait eu de bonne que le nom ?

 

Non, le Dieu de la Bible ne m'avait pas choisi, ou bien il m'avait perdu en chemin, tant il s'affairait à torturer le genre humain par le biais d'une liberté qui participait, de fait, à celle octroyée pour mieux la retirer aux esclaves dont il avait reconnu l'utilité dès les origines de son règne. Quel message insigne ma transparence aurait-elle pu apporter dans le concert des nations de notre planète ? Notre planète, nous l'avions, avec la mutualisation des ressources de l'intelligence artificielle, aménagée le moins mal possible, mais l'acharnement moral sévissait encore et à mon faible niveau, j'en faisais les frais. À côté des cocus, des malades, des jaloux, végétait ce petit pauvre type, cet organisme parasite qui répandait autour de lui la mort de tous ceux qui, de près ou de loin, le côtoyaient.

 

Modifié par Marc Hiver
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