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Le blues du vieil homme


Eathanor

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Il enfile son vieux chapeau de feutre et tire une longue bouffée de sa cigarette. Son regard embrasse les passants qui défilent devant lui. Ils marchent, indifférents. À peine est-ce si certains lui font l'aumône d'un vague regard piqué de curiosité. Dans sa barbe de quelques jours, l'homme esquisse un vague sourire. Ces badauds ne le savent pas encore, mais d'ici quelques minutes, il sera le seul roi de cette place. Cependant, rien ne le presse. Il laisse le temps filer autour de lui, ce temps insaisissable auquel il refuse de se soumettre. Le soleil décline, mais il est encore suffisamment présent pour que les lampadaires restent éteints. Derrière lui, une façade d'église, une de ces nombreuses églises qui parsèment la ville. Des grappes de touristes entrent et sortent de celle-ci. Appareils photo dégainés, flashs qui crépitent pour tenter de fixer un fragment de temps sur la pellicule, un éphémère éclat de vécu qui pourtant finira par s'oxyder dans les mémoires de ces voyageurs en transit dans son monde.

 

De sa cigarette presque entièrement consumée, il aspire une dernière bouffée. Acteur de sa propre pièce de théâtre, il se prépare à entrer en scène. Les pavés centenaires sont ses planches, la nuit tombante son ouverture de rideau. Il s'assoit sur les premières marches de l'église. Il peut surprendre certaines pensées qui l'imaginent mendier et quémander quelques malheureuses piécettes. Derechef, il sourit. Personne n'attend encore après lui. Pourtant, dans peu de temps, son public sera là. Contre toute apparence, il sera celui qui accordera une obole, quelques morceaux de rêve.

 

Ces doigts se mettent en position. Malgré la corne de ces années passées à forger la musique de ses amours perdus, de ses attentes à jamais suspendues, le contact des cordes, chaque fois, le fait frissonner tel un couple de vieux amants qui ne cessent de s'aimer et de vibrer aux accords de l'autre, transcendant le  temps qui s'écoule. Les premières notes retentissent dans la chaleur de cette soirée d'été. Le spectacle de la rue s'est mis en pause. La guitare converse avec les gargouilles grisâtres. Les notes s'envolent, cristaux sonores se répandant autour de lui. Les yeux mi-clos, il aperçoit un couple faire halte sur un banc à quelques mètres. Ils se tiennent par la main et écoutent cette ballade impromptue. De ses cordes vocales ébréchées par les doigts râpeux du whisky, une voix rauque vient enlacer la mélodie de sa guitare. Les accords pleurent, sublimes. Ici même, il se revoit embrassant pour la première fois cette jeune fille rousse. Sa peau avait un goût de pêche assaisonnée aux taches de rousseur. Ses lèvres charnues sur lesquelles se promenait sa langue étaient un lit de roses fraîches où il venait s'égarer. Oui, c'était ici, un passé révolu qu'il conserve dans l'écrin de ses chansons.

Depuis combien de temps est-il là en train de jouer ? Il n'en a cure. Tandis que le rang des spectateurs ne cesse de grandir, il danse avec le souvenir de cet ange aux cheveux flamboyants, ce joyau de jeunesse incrusté dans son cœur et qui se brisa, transperçant son futur et l'emmenant là où jamais il ne pourra l'atteindre, sur des flots rougeâtres en furie.

 

Et tandis que par une nuit estivale, sur les marches d'une église, un vieux chanteur de blues fait vibrer sa guitare, lui arrachant des sanglots d'une rare beauté, une grand-mère aux bras piquetés de taches de rousseur narre son premier amour perdu à sa petite fille rousse.

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