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Un homme transparent (Chapitre 1)


Marc Hiver

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UN HOMME TRANSPARENT - chapitre 1

 

J'étais revenu de Rome en passant par Bergame vers le soir où je commandai, par l'intermédiaire d'une plateforme de commerce en ligne, un shampooing douche provenant d'Italie. Avec cette ardeur des hommes à la recherche d'une grammaire circonstancielle de l'amour et bien que je vécusse au sixième étage d'un immeuble, sis au 31, rue Cantagrel dans le treizième arrondissement de Paris, je me demandais si j'oserais y inviter cette femme rencontrée au hasard de mes pérégrinations dans la Péninsule. Pourtant il me plaisait d'habiter à une centaine de mètres de l'Armée du Salut, un centre de refuge conçu par Le Corbusier et où mon grand-père maternel rejeté par ma mère pour cause d'alcoolisme adopta ses habitudes.

 

L'annonce, sur le moteur de recherche, précisait que le shampooing douche avait été spécialement formulé pour laver délicatement le corps et les cheveux en apportant une sensation de bien-être et de fraîcheur. Ce soin cosmétique me parut d'emblée approprié pour pallier les fâcheuses démangeaisons de ma peau et de mon cuir chevelu qui s'immisçaient jusque dans mes relations intimes. Aucune lotion, aucun onguent ne me soulageait et mon médecin m'avait prévenu qu'avec l'âge, cela ne risquait pas de s'améliorer.

 

L'Italienne me subjuguait quand elle déposait après la chose sur le guéridon une théière en verre de Murano. Aucun biscuit trop anglais ne troublait mon envie, et son sourire toujours aimable — après l'affriolant désir dont j'appréhendais par mes soupirs le ressac des jours amers — me rappelait combien parfois une cuisse galbée soutenue par une voix de velours au saint des seins dit la messe ès nudité percale des amants convulsifs cherchant à réparer les fautes narcissiques du passé !

 

Quelques jours plus tard, et malgré que j'en aie, un service de livraison de colis aux particuliers, par le truchement d'un jeune garçon à la mise d'une pauvreté insigne faisant pitié et à qui je donnai un pourboire de mauvaise conscience, me remit la panacée dont je rêvais pour m'apaiser. Fébrile, je déballai le carton et en retirai les deux flacons — je les avais achetés en double afin d'atteindre le montant à partir duquel les frais de port sont gratuits. Sur l'étiquette, je détaillai la liste interminable des ingrédients qui participaient, entre autres, à la fragrance finale du gel douche hybride. Un élément attira cependant ma curiosité : le minuscule astérisque qui mettait en garde contre une allergie putative, d'ailleurs jamais rapportée par un usager.

 

Fort de cette signalisation qui s'autodétruisait par l'absurde, je me résolus immédiatement à tester cette crème miraculeuse. Mais je dois au lecteur une précision qui prendra toute son importance dans la suite du récit extraordinaire de mon malheur. Si j'utilisais des saponides pour l'ensemble de mon épiderme, cuir chevelu compris, je ne me débarbouille le visage qu'à l'eau claire, dans le but avoué d'en conserver un teint frais et naturel dont je m'enorgueillis.

 

Nous étions en hiver et j'avais programmé sur mon smartphone un complément de chauffage dans la salle de bain grâce à un radiateur électrique connecté, intégré à la domotique générale de mon appartement par un installateur très correct, d'une propreté irréprochable et à un prix qui m'avait semblé juste eu égard à la tâche accomplie et correspondant au devis initial.

 

Je me déshabillai donc et accrochai ma robe de chambre en pilou héritée de mon grand-père à la patère sur la porte. Je réglai le débit et la température de l'eau avec la main et, quand je les jugeai confortables, j'enjambai la baignoire et entrepris de me doucher. Dans le creux de la main droite, je versai le liquide blanchâtre et moussu que j'étalai sur mon corps et mon cuir chevelu. Comme je l'ai indiqué, je faisais attention à préserver mon visage.

 

Avant d'aller à l'université pour mes cours du lundi, je dégustai un restant de quenelle à la sauce hollandaise dont je m'étais déjà régalé la veille, accompagné d'un riz basmati « des mahârâjas ». Je vérifiai que le diaporama qui accompagnerait ma conférence figurait bien sur mon ordinateur portable. Il s'agissait d'une étude critique sur l'idéologie de la transparence en entreprise au XXe siècle. Comment aurais-je pu deviner que ce thème de la transparence était prémonitoire et allait me concerner dans ma chair et chambouler à un autre niveau mon existence ?

 

Ingénument, je disserterais sur la transparence au travail, dans le cadre néolibéral d'une époque révolue. Je gloserais sur ce qui apparaît aujourd'hui comme une démagogie d'un autre âge après la chute du capitalisme financier. J'éclairerais ma critique à partir de l'avènement de cette sorte de néocommunisme bien tempéré dans lequel nous vivons, reposant sur la nationalisation généralisée des robots et de l'intelligence artificielle au profit de l'humanité toute entière. Je me gausserais de ces archaïques petits chefs, adeptes d'une communication sans barrière avec leurs collaborateurs et leurs clients, afin de résoudre les conflits inhérents à un système inéquitable de productivité et de croissance.

 

Rétrospectivement, par une ironie du sort, y étant le lendemain matin confronté corporellement , je ne souris plus en pensant au thème de la « maison de verre », à l'origine un projet architectural réalisé au 31 de la rue Saint-Guillaume, dans le 7e arrondissement de Paris, une commande du docteur Jean Dalsace, gynécologue et promoteur de la planification familiale. Cette « maison de verre » devenant le modèle organisationnel et symbolique de la transparence en entreprise ! Et toutes proportions gardées, l'anticipation de la catastrophe qui m'accablerait !

 

Quant au « plafond de verre », autre notion qui me poursuivrait bientôt in vivo, je préciserais dans ma conférence l'historique de cette expression apparue aux États-Unis à la fin des années 1970, extrapolée en 1986 dans le Wall Street Journal pour désigner alors le fait que, dans une structure hiérarchique, les niveaux supérieurs ne sont pas accessibles à certaines catégories de personnes. Bref, le diable pour la nouvelle culture d'entreprise de la deuxième moitié du XXe siècle ! Mais au premier quart du siècle suivant, les robots avaient changé la donne en remplaçant les anciens servants les moins qualifiés du système. Ces « surplus people », cette partie de la population, superfétatoire, on avait essayé de l'anesthésier socialement avec un revenu minimum et un droit à la paresse institutionnalisé. On espérait toutefois que ces « encombrants » auraient à terme le bon goût de défalquer par un suicide collectif — des overdoses de stupéfiants — leur présence inutile dans ce Meilleur des Mondes. Mais ces lascars avaient refusé qu'on leur fasse l'aumône de leur vie, s'étaient rebellés et avaient obtenu la nationalisation des robots.

 

J'empruntai le métro jusqu'à la gare Saint-Lazare, puis un Transilien en direction du campus de Nanterre. Amoureux du train, je contemplais la banlieue défiler et s'effilocher à mesure que nous nous éloignions de la capitale. Bref, cette journée moins maussade que les précédentes me rendait d'humeur joyeuse, d'autant que les gratouillis qui me pourrissaient la vie s'étaient estompés et je me réjouissais que mon achat portât ses fruits.

 

En ôtant mon bonnet dans le hall du bâtiment Paul Ricœur où j'enseignais, je remarquai toutefois une mèche de cheveux qui y restait collée ; le produit qu'on m'avait garanti comme délicat dispensait-il un effet astringent ? J'oubliai vite cet incident et retrouvai mes étudiants dans l'amphithéâtre. La symbolique sociale de la transparence les intéressa et après un énième exemple sur les open space où le décloisonnement poussait à l'extrême une convivialité forcée, en fait un panoptique pour une société de surveillance généralisée, un enfer carcéral présenté comme un paradis sur Terre, je saluai mes collègues dans la salle des profs, retirai mon courrier et repris le chemin de la gare Nanterre-Université pour regagner mes pénates.

 

En arrivant chez moi, et en rangeant mon bonnet dans la poche de mon manteau, j'observai qu'une deuxième mèche s'y était collée. J'ouvris une boîte de petit salé aux lentilles, la réchauffai doucement au bain-marie et dégustai mon plat de bon appétit. Mais très vite je sentis comme un gargouillis intestinal alors que mon bol alimentaire ne pouvait se trouver dans son cheminement qu'en station stomacale.

 

Derechef, je ne m'inquiétai pas outre mesure et préparai mes interventions du lendemain ainsi que le colloque prévu de longue date sur la transparence relative à la divulgation des informations sensibles par les politiques dans les médias. J'insisterais notamment sur la notion de « secret défense » et son lien avec la démocratie représentative.

 

Puis je m'octroyai un moment de détente en regardant la suite d'un feuilleton sur une plateforme de création, d'exploitation et de diffusion d'œuvres cinématographiques et télévisuelles. Une version nouvelle et sérialisée inspirée de L'Homme invisible de H.G. Wells que m'avait conseillée mon ami et collègue, le professeur David Buxton, spécialiste français des séries et dont le dernier ouvrage, Les Séries télévisées, forme, idéologie et mode de production, constituait la référence pour les chercheurs francophones.

 

Le petit salé aux lentilles m'avait-il barbouillé, j'allai me coucher dans un relatif état de fébrilité. J'avalai un comprimé de MeteoSpasmyl et un cachet de Doliprane 1000 avant de m'endormir.

 

Le matin, je pétais la forme et renouvelai mon hygiène cosmétique, toujours en préservant mon visage. Et là, je vécus un véritable cauchemar. Tous mes cheveux gisaient au fond de la baignoire. Je me séchai en quatrième vitesse et me précipitai dans l'entrée de mon appartement où un miroir en pied me permettait de contrôler mon apparence physique et vestimentaire. Effectivement j'étais chauve et, qui plus est, mon crâne exhibait impudiquement — sans trépanation — les linéaments de mon cerveau. Je baissai les yeux et constatai que mon anatomie laissait transparaître au travers d'une peau sans teint, comme ces pendules qui exhibent leurs mécanismes, toutes ces beautés intérieures qui sont réservées en général au radiologue, au chirurgien ou au médecin légiste.

 

J'étais devenu plus qu'un écorché vif. Par une sorte de capillarité insigne, la peau, les muscles, les veines et les os semblaient translucides sans qu'il fût question comme je pourrais le vérifier ultérieurement d'une sorte de maladie « des os de verre » induisant une fragilité génétique.

 

La trachée, les poumons, le cœur, mais aussi l'estomac, le foie, la rate, les intestins jusqu'au gros colon, sans oublier la vessie, les reins et la prostate s'offraient à ma vue dans la nue-propriété de leur organisation !

 

Seul mon visage conservait son opacité d'origine avec son front, ses pommettes, le nez, la bouche et le menton. Moi qui avais tant glosé sur la mythologie de la transparence, j'étais désormais un homme transparent au sens propre ! Le soin convoité avait non seulement détruit les pigments du derme, mais avait abrasé l'épiderme tout entier. L'habillage corporel disparaissait au regard, mais pas à la palpation frénétique que j'en avais. Je demeurai une heure devant la glace, aussi atterré que fasciné, proprement sidéré et mon existence à venir, personnelle, amoureuse et sociale me parut comme un long chemin de croix, sans doute irréversible, dont seule la mort un jour me délivrerait.

 

Je me reportai à l'étiquette et son astérisque : mon colis venait bien d'Italie, précisément de Naples. Était-il possible que j'eusse acheté un produit contrefait par la Camorra qui, bizarrement, n'était toujours pas éradiquée, comme si le mal ne pût jamais l'être ? Mon esprit se souvint de la Prohibition dans les années 1920 aux États-Unis où des alcools frelatés rendaient les consommateurs aveugles ! En un passé encore proche, les contrefaçons de médicaments n'avaient-elles pas produit des effets délétères aux premiers internautes imprudents de l'entre-deux siècles derniers ?

 

A suivre ?

 

 

Modifié par Marc Hiver
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  • Le titre a été modifié en Testez le premier chapitre de mon nouveau projet de roman ! Merci d'avance cher(e)s ami(e)s.
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