Confidences de l'écureuil bleu

[Joailes]

L'écureuil bleu ouvre le kiosque à journaux, à l'angle de la rue des noisetiers et de la rue des sapins que traverse sans crier gare l'avenue des hévéas, tous les matins à six heures.

Il aime son métier.

Il aime l'odeur du papier tout frais sorti de la gueule des imprimeries, ça lui rappelle le temps où il vivait en forêt dans un grand chêne ; surtout l'automne, quand la terre sent l'encre des mots et fredonne des airs un peu monotones mais qu'elle est magnifique dans ses parures. 

Il est tombé dans le gouffre de l'amour et s'est cassé les pattes.

Elle était si belle avec ses yeux noisette !

Il dit qu'il est tombé.

De haut. 

 

Voilà, la Vie, il eut un fils, puis deux, puis trois.

Des fils à la patte. 

Son épouse voulut plus de confort, des chambres plus grandes, une cuisine toute équipée, un aspirateur, un robot mixeur cuiseur, des boutiques pour acheter des fanfreluches et un gros portefeuille en cuir  ; elle avait regardé la télé chez une amie et ça lui avait donné des idées.

Il boîtillait toujours depuis son accident, mais nul ne s'en aperçut. 

Il a trouvé un emploi en ville,  et une jolie villa ultra moderne à crédits. 

Son épouse fut ravie, ses petits aussi.

Elle marquait son territoire partout.

Eux aussi.

 

Mais quand même, tout au fond du jardin, il s'est permis une petite faveur, rien que pour lui.

Caché derrière de hautes fougères très chics, il a construit son nid avec des écorces qu'il ramenait en douce.

En rentrant du boulot, avant toute chose, il allait y passer une heure, une petite heure,  chaque soir ; tous ses souvenirs étaient intacts et il rechargeait ses batteries dans son jardin secret.

Il y cachait ses regrets, ses larmes, sa fatigue et puis il rentrait, le dos courbé, dans la villa toute pimpante.

Il saluait tout ce petit monde avec qui il ne partageait rien.

Il allait se coucher après le repas mixé et cuit au robot (une soupe avec une noisette de beurre)

Un jour, il se demanda pourquoi il avait épousé une femme.

Il n'avait pas trop réfléchi à l'époque, elles étaient rares en forêt ; il l'avait prise pour un écureuil

avec sa grande chevelure rousse comme le panache de sa queue, et ses yeux, ô ses yeux ...

Vous savez ce que c'est, on rêve à des choses, on a des idées bien préconçues, parfois on n'en a pas,

et tout arrive, tout dérive, tout s'embrouille, on a la trouille.

On ne choisit pas. 

Alors on s'achète un costume et de belles chaussures comme des vitres, et l'on s'en va bosser dans le brouillard de la ville, les yeux rivés sur des écrans 

et puis la Vie …

Un écureuil bleu avec des larmes plein les yeux m'a confié cette histoire, je sais … vous n'allez pas me croire.

C'est une histoire ordinaire, qu'il faut savoir écouter quand on recueille des écureuils, qu'on en fait des recueils. 

S'ils sont bleus, de surcroît, c'est qu'ils ont changé d'habit, d'habitat et qu'ils ressemblent à des hobbits*.

Ce matin, le kiosque à journaux n'a pas ouvert.

Les nouvelles (mauvaises) ne m'intéressant pas vraiment, je suis partie en forêt ramasser quelques châtaignes.

Il était là.

Je n'ai jamais rien vu de plus beau, je crois, qu'un écureuil bleu qui retrouve son panache dans la forêt de ses attaches. 

 

(J.E. Octobre 2020)

 

* "Les Hobbits sont, bien entendu, vraiment conçus comme une branche du peuple spécifiquement humain (ce ne sont ni des Elfes ni des Nains) ; par conséquent les deux espèces peuvent vivre ensemble (comme à Bree) et sont simplement dénommées les Grandes Gens et les Petites Gens "

(Wikipédia)

— Lettre à Milton Waldman, J. R. R. Tolkien