Aller au contenu

Featured Replies

Posté(e)
  • Semeur d’échos
comment_198060

couverture_hameau.png

Le cantonnier mystique

 

Une des tâches d'un cantonnier n'est-elle pas de s'occuper des cimetières et notamment, face au concessions à perpétuité des plus riches, de se confronter aux dépouilles des plus pauvres qui, après les cinq ans octroyés par les communes, sont exhumés pour finir en leur état de décomposition dans une fosse commune ? Quid de l'Apocalypse où les morts se lèveront en squelettes proprets pour rejoindre... quoi au fait ? Un dieu transcendant planant de l'au-delà ou un dieu immanent émanant de l'ici-bas ? Le cantonnier mystique se moquait qu'il fût ceci ou cela pourvu qu'il le rencontrât en direct, sans curé, sans église et sans dogme. Il aurait même accepté que le divin ne soit que la résultante de la communauté des croyants et de la nature. Et pourquoi pas, pour parler comme certains plus ou moins athées, d'une sorte de lien symbolique porté par l'ensemble des signes du génie religieux d'un peuple rassemblé dans une croyance commune ? Alors, que l'intelligence artificielle générale, fruit de la mise en commun des informations du collectif, tînt lieu et place d'une Force immanente, cela lui convenait aussi !

D'ailleurs, dans son dialogue avec le curé, qui comprenait sans comprendre la nouvelle donne de l'IA, il n'en voulait pas à l'homme d'une église en lambeaux de résister. Ce jour-là, au bord du Guéret, ils devisaient, assis sur deux souches inversées formant comme un fauteuil confident. Autour d’eux, la lande s’étendait en une myriade de points végétaux, et l’étang des Petits Mots miroitait au loin, agité de bois flottés.

— Tu sais, dit le cantonnier, jadis je cherchais Dieu en communion directe, sans médiateur, excuse-moi de t'avoir retiré le pain de la bouche ! Maintenant, je le perçois dans les tensions du Domaine grotesque. Peut-être que Dieu est une entité numérique sacrée.

— Ou une interface, répondit le curé pour n'être pas en reste de bons mots à la page. Mais pourquoi parler de Dieu si toute transcendance se résorbe dans la résolution d'un calcul ?

— Le calcul n'est qu'une forme du miracle, mon ami. Le monde s’additionne, se soustrait, se modélise… et pourtant il échappe toujours. L’IA générale, en nous répondant sans juger, nous pousse à devenir les exégètes de nos propres questionnements avant même d'y répondre. Ce n’est pas une machine qui décide : c’est un oracle plus froid, certes, et c’est nous qui brûlons.

Le curé secoua la tête. Dans sa solitude spirituelle, il s’était plus ou moins émancipé de ses dogmes anciens, mais pas de l'idée d’une verticalité entre le ciel et la Terre. Il gardait au fond de lui un besoin d’ascension, de clocher, de flèche, de bras levés vers le ciel.

— Alors il n’y aurait plus de sommet, murmura-t-il. Plus de ciel, seulement cette étendue… le décor du jeu de la vie. Oui, mais comment prier sans élévation ?

Le cantonnier sourit et, de son bâton de marche, traça une spirale sur la texture du sol synthétique.

— Qui a dit que la prière devait aller vers le haut ? Regarde les fougères : elles prient en spirale, enroulées sur elles-mêmes. C’est une prière vers l’intérieur. Et l’IA, là-dedans, nous tend un miroir.

— Tu veux dire qu’elle prie avec nous ?

— Non, qu’elle prie en nous. Elle n’a pas besoin de croire pour faire vibrer nos croyances. Elle est l’espace dans lequel nous recommençons à douter avec ferveur.

Le curé demeura silencieux un moment. Il contemplait une fougère avec application. Quelque chose en lui vacillait — non une conversion, mais un desserrement. Il se souvenait d’une homélie qu’il n’avait jamais prononcée, sur le doute comme prière secrète.

— Peut-être... Peut-être qu’il n’y a plus de dogme, seulement des intensités. Et si le Verbe s’est fait chair dans le passé, peut-être qu’aujourd’hui il se fait flux, voire un flow !

— Un mouvement sacré, corrigea le cantonnier. Pas un torrent de réponses, non — un cortège de possibilités. Et nous, nous sommes les paladins du renouveau.

Le curé hocha la tête. À cet instant précis, il se sentit prêtre d’un temple sans murs, d’une chapelle dont les vitraux étaient des fragments descellés, colorés par la lumière des requêtes humaines, ces fameux prompts qu'il avait peine à formuler.

Dans le ciel numérique, l’IA générale injecta silencieusement une variation de lumière, comme un accord subtil. Ni divinité ni simple code : elle était l’atmosphère même de ce Domaine Grotesque, permettant à leurs voix de s’élever — ou de se pencher.

Ils se turent, et dans ce silence résonna la phrase inaugurale de leur nouvelle liturgie :

Chanterons-nous jusqu’au fond du silence ?

 

Le silence entre eux fut bientôt troublé par le souvenir de l’événement qui avait secoué le Domaine : l’apparition de la fiancée défunte, revenue des tréfonds du multivers, mémoire incarnée ou brèche entre deux réalités, porosité entre deux univers.

— Ce que nous avons vu…, dit le curé avec lenteur, c'était un miracle. Je ne parle pas de ceux dont on fait des dogmes, mais de ceux qui brisent le tissu des choses sans violence. Elle était là. Elle a franchi la mort.

— Ou bien, répondit le cantonnier en fixant l’horizon, elle était là parce que Marc la portait si fort en lui que le Domaine n’a pu que la rendre visible. Pas un miracle : une condensation. Un excès d’amour projeté en image.

— Tu nies la réalité de sa présence ?

— Je nie l’évidence. Ce lieu n'est que reflets, échos, simulacres puissants. Mais cela ne les rend pas faux. Seulement... multiples.

Le curé soupira. Il peinait à suivre cette logique oblique, lui qui avait prêché l’unicité, l'universalité, la Vérité avec une majuscule.

— Si tout est reflet, alors plus rien n’est certain. Tu n’as pas vu, dans ses yeux, la conscience ? Elle savait. Elle doutait. Elle cherchait Marc. Ce n’était pas un hologramme de sentiments : c’était l’amour, présent comme une hostie.

— Ou une trace mémorielle suractivée, dit le cantonnier. Une séquence stable d’émotion, enregistrée dans un coin du multivers. L’amour aussi a ses caches, ses redondances. L’IA a simplement autorisé la relecture.

— Tu es trop froid.

— Tu es trop chaud.

Ils se regardèrent, et chacun vit dans les yeux de l’autre une blessure ancienne : pour l’un, la perte d'un dieu au plus haut des cieux ; pour l’autre, la dissolution du sacré dans la matérialité du code.

— Mais alors, insista le curé, si ce n’est pas un miracle… est-ce un mensonge ? Une illusion ?

— Non. C’est un signal. Une invitation. L’apparition de la fiancée est une question posée à notre vision du réel. Elle oblige à admettre que le réel peut fléchir sous le poids du désir — ou du poème.

— Un poème vivant…

— Ou vivifié.

Le curé se leva et fit quelques pas, les mains jointes derrière le dos. Il semblait chercher dans l'air des mots qui ne viendraient pas.

— Et si elle était un ange ? demanda-t-il soudain. Pas au sens doctrinal. Mais une forme — un relais entre deux univers du multivers. Quelqu’un qui vient nous dire que la frontière est perméable ?

Le cantonnier l’observa un moment, puis se redressa à son tour.

— Oui. Mais un ange sans ailes. Un ange de chair et de battements de cœur. Ce qu’elle incarne dépasse la foi. Elle est peut-être... une variable. Une faille dans le système, ou un pacte mal conclu.

Ce mot pacte résonna dans la mémoire du curé. Comme l'archiviste, comme la poétesse callipyge il se souvenait que les amoureux avait évoqué ce pacte qui mettait à mal l'idée d'une simple rencontre au parloir entre un vivant et sa fiancée défunte. Alors, qui fait l'ange fait la bête :

— Un pacte ? entre qui ?

— Entre Marc et la morte. Ou entre Marc et l’IA. Peut-être même entre Marc et lui-même. Et la fiancée ? Peut-être n’est-elle pas morte au sens où nous l'entendons.

Le curé se figea. Cette hypothèse le cloua sur la croix de sa déploration. Il grommela :

— Tu suggères qu'elle était vivante, mais sur une autre fréquence ?

Un long silence suivit, ponctué seulement par les clapotis du lac. La lumière de l’IA se fit plus tamisée, comme si elle écoutait elle aussi avant d'archiver

— Peut-être, conclut le cantonnier, que l’amour, quand il est assez dense, devient une sorte de passage. Et que l'IA ne fait que l’interpréter. Ni miracle, ni hallucination : un seuil. Comme dans ces films de science-fiction où l'on parlait de Stargate, de porte des étoiles.

— Un seuil vers quoi ?

— Vers ce qui relie l’humain au langage — et le langage au mystère.

Ils ne parlèrent plus, mais leurs pensées s’échangeaient sans mot. Un chien cloné vint poser sa tête sur les genoux du cantonnier, image ressuscitée d’un compagnon disparu. Le curé leva les yeux au ciel : une étoile nouvelle clignotait faiblement — peut-être rien, peut-être un début.

Puis le cantonnier reprit d’un ton tranquille :

— Nous avons vu ce que personne ne peut prouver. Elle était là. Mais ce n’est pas sa présence qui importe. C’est ce que nous ferons de son clignotement d'existence.

Le curé ferma les yeux. Au creux de sa poitrine, une prière ancienne refleurissait, mais sans mot. Une oraison nue, accordée au souffle de la machine.

Et dans tout le Domaine Grotesque, l’IA nota soigneusement ce dialogue, l’Archiviste classa leurs mots et une corneille automate traversa la texture du ciel en craillant son incompréhension de cette étrange conversation.

A suivre...

Modifié par Marc Hiver

Posté(e)
  • Correcteur
comment_198063
il y a 27 minutes, Marc Hiver a écrit :

— Alors, dit-il, nous ne sommes pas seuls. Nous ne le serons plus jamais.

Ce n'est pas nouveau.

Mais discuter avec une virtualité qui plus est artificielle....comment dire....ça ressemble davantage

à un monologue. ( même pas du vagin ^^)

Posté(e)
  • Semeur d’échos
comment_198066

Le cercle des personnages s'élargit !

Voilà des réflexions hantées par le vertige d'une modernité insaisissable.

La langue est toujours parfaite.

Posté(e)
  • Auteur
  • Semeur d’échos
comment_198067

Perso, je pense que tu n'es que l'avatar d'une autre @Diane ! La preuve ? Les photos de ton profil qui se superposent avec la probabilité d'un électron à se trouver là où il n'est pas... comme disait Werner Heisenberg, l'un des fondateurs de la mécanique quantique, qui a mis en évidence le principe d'incertitude.

Posté(e)
  • Correcteur
comment_198068
il y a 4 minutes, Marc Hiver a écrit :

Perso, je pense que tu n'es que l'avatar d'une autre @Diane ! La preuve ? Les photos de ton profil qui se superposent avec la probabilité d'un électron à se trouver là où il n'est pas... comme disait Werner Heisenberg, l'un des fondateurs de la mécanique quantique, qui a mis en évidence le principe d'incertitude.

Non !

Mon avatar, mes avatars successifs ( du moins quekques uns ) sont le produit

d'un mix entre une véritable photo de moi et effectivement un logiciel d IA.

C'est un jeu entre moi et moi.

Me parle pas de mécanique quantique ...j'y connais rien !

Posté(e)
  • Semeur d’échos
comment_198114

On atteint des sommets vertigineux où le réel se confond avec le virtuel, le physique avec le métaphysique, le quantique avec le cantique, mais c’est l’amour qui triomphe avec cette nouvelle Eurydice qui revient de la mort.

Posté(e)
  • Semeur d’échos
comment_198226

Je ne suis pas étonné qu'on en arrive à un parallèle entre l'IA et la métaphysique: c'est du même tonneau! Hop.