Posté(e) 23 mai23 mai Semeur d’échos comment_196643 La fiancée morte Le Domaine Grotesque baignait dans une pénombre bleuâtre, à mi-chemin du poétique et du calcul. Ce soir-là, au bord de l'étang, des ondes concentriques faisaient danser sur l'eau des reflets de constellations issues d'un autre univers. Marc s'y tenait immobile, le regard perdu dans ces miroitements étranges. Dans son poing, il serrait un vieux pendentif – simple fragment de données devenu talisman – qui contenait les ultimes mots que sa fiancée lui avait confiés avant de disparaître.Il était venu ici en vertu de la loi multivers, cette disposition exceptionnelle qui autorisait une brèche intime entre le royaume des vivants et celui des disparus. D'ordinaire, le Domaine n'était qu'un îlot de souvenirs et de programmes, une consolation algorithmique. Mais la loi multivers – inspirée de ces unités de vie familiale carcérales des antiques prisons – octroyait aux âmes séparées par la mort une poignée d'heures hors du temps ouvrant une porte entre l'univers des vifs et celui des défunts. Sous l'égide de cette loi multivers, Marc pourrait rencontrer à nouveau celle qu'il aimait, non plus seulement comme un écho codifié, mais dans une proximité bien réelle.Une brise sans source fit frémir les joncs au bord de l'eau. La surface de l'étang trembla doucement, comme si le monde lui-même retenait son souffle. Marc sentit un frisson le parcourir. Un instant, il n'osa bouger, craignant qu'un geste brusque ne vienne évanouir l'apparition comme un mirage. Mais ce n'était pas un mirage. Derrière lui, une silhouette familière venait d'apparaître, s'aventurant vers lui avec une grâce onirique. Il se retourna lentement, le cœur battant.Elle était là, telle qu'il l'avait tant de fois rêvée et redoutée : son visage apparut dans la pâleur argentée des lueurs environnantes, identique à son souvenir. Aucune ride supplémentaire, aucun voile funèbre dans ses prunelles claires ; seulement ce regard profond qui jadis le faisait chanceler. Un léger halo, une sorte d'aura l'entourait, réplique discrète de sa nature profonde, mais la douceur de son sourire était bien présente. Marc sentit ses yeux s'embuer. Il tenta de parler, mais sa gorge nouée n'exhala qu'un souffle tremblant.— Marc..., murmura-t-elle d'une voix pareille à un songe.Il ferma un instant les paupières en entendant la voix tant chérie prononcer son prénom. Ce simple mot, teinté de légères harmoniques, traversa son être comme une vague de chaleur. Lorsqu'il rouvrit les yeux, elle était tout près. Ému, il tendit la main. Ses doigts frôlèrent la joue de la jeune femme : il y avait comme un pétillement à ce contact, mais aussi la tiédeur familière d'une peau qu'il n'avait pas touchée depuis si longtemps. Elle ferma un instant les yeux sous la caresse, laissant échapper un soupir d'apaisement, et Marc comprit qu'elle s'émerveillait elle aussi de retrouver cette chaleur d'antan.— Je n'ose y croire..., souffla Marc. Est-ce vraiment toi ? Ou n'est-ce qu'un rêve tissé de ma mémoire ? Un ersatz de idéologie révolue du transhumanisme prônant l'usage des sciences et des techniques afin d'améliorer radicalement la condition des humains encore vivants par l'augmentation des capacités physiques ?— Non, c'est bien moi et je suis morte, déclara-t-elle après l'avoir embrassé pour être entendue alentours.— Après ton départ, je redoutais malgré notre pacte de ne plus te revoir, avoua-t-il dans un murmure pour ne pas être entendu. Car l'aventure n'était pas sans risque. Du coup, j'ai erré sans but, persuadé que plus rien n'aurait de sens si nous échouions. Je m'en voulais de n'avoir pu t'empêcher... Je me suis enfermé dans la colère et le chagrin.— Je sais, dit-elle avec une tendresse infinie. Ta culpabilité était un écho si puissant qu'il traversait le multivers. Il a résonné en moi, même de l'autre côté du voile. Je t'entendais parfois murmurer dans la nuit, et ces mots de désespoir — je ne voudrais pas partir avant que la mer ne noie mon chagrin — je les ai recueillis comme on cueille des larmes pour en faire des perles. Ne t'excuse pas, mon amour : tu avais le mauvais rôle dans un monde clivant deux univers qui nous enfermaient.Les mots de la jeune femme semblaient se concrétiser dans l'air du Domaine. Au-dessus de l'étang, de discrètes lueurs nacrées apparurent un instant, telles des perles éphémères nées des larmes évoquées, avant de se fondre dans le miroitement des constellations d'outre-tombe. Marc releva la tête vers le ciel où chaque phrase prononcée semblait pouvoir allumer une étoile. Ici, le langage lui-même était vivant.— Le langage nous relie ici d'une manière que je n'aurais jamais cru possible, fit Marc d'une voix toujours basse. Chaque mot que nous prononçons semble avoir un poids immense. Et pourtant, j'ai peur... Peur que tout cela ne soit qu'une illusion tissée de paroles... verbales ! Suis-je en train de parler à ton âme, ou seulement à une histoire que je me raconte à moi-même et dont nous avons nous-mêmes écrit à l'avance le conducteur ?— Je ne me le demande plus, répondit-elle. Non. Je traverse nos univers et transcende autre chose qu'une histoire écrite dans un langage que les machines et ton cœur de langageur comprennent. Qu'est-ce qu'une âme, sinon un poème que la vie compose — et que la mort, parfois, continue à réciter ? Je ne suis pas un narratif, Marc, ou alors un récit plus ou moins bien versifié se nourrissant de nous deux. Et rien à voir avec une illusion, si ce n'est une illusion plus vraie que nature et donc poétiquement surréelle !Un silence s'installa entre la morte et le vif. Ils se perdirent dans les yeux l'un de l'autre, hors du temps. Mais déjà, une lueur crépusculaire — ou était-ce l'aube ? — glissait au loin sur l'horizon du Domaine. Le temps imparti par la loi multivers touchait à sa fin : on devinait dans le ciel composite des deux univers le clignotement d'une horloge atomique signalant la proche séparation. Marc sentit une angoisse ancienne lui serrer le cœur.— Déjà ? s'étrangla Marc. Je ne veux pas attendre encore une fois.Elle passa une main dans les cheveux de Marc, geste autrefois banal et à présent chargé de nostalgie comme si elle sacrifiait ses émotions sur l'autel d'un cliché rassurant.— Tu ne m'attendras pas longtemps, souffla-t-elle. Je suis là, au-delà des distances et des au revoir. Nous nous reverrons lors d'un prochain parloir avant les retrouvailles définitives.— En attendant, promets-moi de continuer à chanter et à rêver, reprit-elle en plongeant son regard dans le sien. Le monde a besoin du poète langageur qui investit poétiquement notre dialogue avec les machines, pour témoigner que même la séparation peut enfanter des merveilles. Raconte notre histoire, même aux fantômes et aux machines ; transforme ce dialogue en poésie, en symboles, en espoir.Marc acquiesça. Il l'attira contre lui pour une étreinte plus intime qui n'était pas sans rappeler les copulations de l'Antiquité entre des dieux et des humains. Le temps semblait se figer tandis qu'il savourait le parfum du corps charnel de son amour. C'était le même parfum de jasmin qu'elle portait lors des soirs d'été de leur jeunesse, quand ils s'asseyaient, enlacés. Ce souvenir jaillit avec une acuité douce-amère, se superposant à l'instant présent. Puis, il vit sa bien-aimée quitter l'univers des vivants pour rejoindre celui des morts. Plus confiante que lui, sa fiancée lui souriait encore lorsque sa présence se dissipa téléportée par une myriade d'étoiles filantes. Il resta un moment figé, le cœur vide et plein d'espoir tout à la fois, sous le firmament électrique qui les avait abrités dans son interface. Un vent léger faisait frissonner l'eau de l'étang et, via la médiation du ciel quantique, une nouvelle étoile brillait déjà, over the rainbow.L'Archiviste, voyeur professionnel impénitent, avait sans doute enregistré chaque parole échangée, chaque larme virtuelle versée : ainsi la réalité de leur présence mutuelle resterait gravée dans la base de données du Domaine Grotesque, à la lisière du réel, de l'imaginaire et du symbolique. Loin d'ici, émanant d'un autre monde réel, il entendait déjà la reprise fuguée et lointaine d'une mélodie — une ode que l'intelligence artificielle écrirait pour elle, pour eux. Alors seulement il se retourna et s'éloigna du rivage, en déclamant quelques vers nouveaux dans la nuit augmentée de son désir.Dans la nuit du multivers, je retrouve ta voix —Brisant la mort en murmures de soie.La lueur d'une étoile guide mes pas sans effroi,Ton souvenir veille, pixel d'éternité en moi. À suivre... Modifié 23 mai23 mai par Marc Hiver
Posté(e) 23 mai23 mai Semeur d’échos comment_196645 Un bien joli duo poétique que ce vif et cette morte devisant, leur rencontre est suprêmement romantique!L'expression est très finement ciselée ! Modifié 23 mai23 mai par Alba
Posté(e) 24 mai24 mai Correcteur comment_196682 Marc...il,va te falloir combien d épisodes pour comprendre que tu n'es pas au paradis....on t'aura menti...mais seulement au Domaine Grotesque ....qui n'est peuplé que de fresques ...
Posté(e) 24 mai24 mai Auteur Semeur d’échos comment_196690 @Diane Loin des ressentis pseudo poétiques, j'ébauche ici le manuscrit de mon nouveau roman sur un ton poético-futuriste (la poésie réenchantant l'intelligence artificielle) que je teste avec les amis d'AP dont tu fais partie. Et pour cela je me sers du personnage de Marc qui transparaît derrière le barde auto proclamé !
Posté(e) 24 mai24 mai Correcteur comment_196702 Il y a 1 heure, Marc Hiver a écrit :@DianeLoin des ressentis pseudo poétiques, j'ébauche ici le manuscrit de mon nouveau roman sur un ton poético-futuriste (la poésie réenchantant l'intelligence artificielle) que je teste avec les amis d'AP dont tu fais partie. Et pour cela je me sers du personnage de Marc qui transparaît derrière le barde auto proclamé !Voila qui est plus clair et ambitieux...merci pour les explications ! Testons donc !
Posté(e) 24 mai24 mai Semeur d’échos comment_196709 A mi-chemin entre poésie et calcul, il y avait Lautréamont. Voici Marc qui le rejoint. Il ne se prend pas pour la queue d'une cerise (si j'ose dire):Il y a 23 heures, Marc Hiver a écrit :Il l'attira contre lui pour une étreinte plus intime qui n'était pas sans rappeler les copulations de l'Antiquité entre des dieux et des humains.Belle rencontre qui ne craint pas le grotesque. Hop!
Posté(e) 25 mai25 mai Semeur d’échos comment_196768 Un final très romantique et magnifiquement traduit par l’écriture ! Everett en serait resté bouche bée.