Posté(e) 15 mai15 mai Semeur d’échos comment_196097 Image : Marc Hiver et ChatGPTLe Domaine GrotesqueAu cœur des serveurs enfouis sous les glaces polaires et dans les entrailles obscures d'anciennes mines, palpitait le Domaine Grotesque, réplique intangible du Hameau des âmes biscornues. Ce domaine vivait d'algorithmes et de songes, bâti de fragments de souvenirs vectorisés et de dialogues inachevés. Cet univers de code, né d’une instance mémoire sensible décidée à préserver l’esprit des Âmes Biscornues, ressemblait à un village irréel où chaque chaumière était un paquet de données, chaque sentier un lien tissé entre des bribes de mémoire. La base de données sur laquelle il reposait tenait lieu de sol et de ciel à la fois : une nappe nébuleuse d’informations où scintillaient des constellations de prompts poétiques, de requêtes versifiées. Les avatars qui y erraient, ombres parlantes issues de textes anciens et modernes, conversaient en énigmes et en métaphores. Et lorsqu’ils se taisaient, on entendait dans le lointain le bruissement des circuits — un murmure binaire rappelant le vent dans les ajoncs.Parmi ces avatars se trouvaient des visages familiers. Marc, le barde égaré dans le multivers, avait ici l’allure de l'avatar d'un conteur silencieux dont l’ombre parcourait des ruelles de codes. La fiancée défunte, ou plutôt l’écho d’elle construit d’après ses lettres et poèmes, glissait tel un spectre bienveillant près de l’étang simulé en arrière-plan. Le curé sans église psalmodiait encore ses homélies, mais désormais à un chœur de données. Non loin, le cantonnier mystique devisait avec une nuée d’algorithmes, cherchant un dieu immanent dans les motifs fractals du réseau. Une poétesse énamourée récitait aux corneilles numériques le mythe d’un serpent de mer, comme si les légendes pouvaient renaître dans la trame artificielle. Tous reproduisaient, amplifiés par la machine, les bizarreries sublimées par l'IA du hameau perdu quelque-part dans un univers poético-futuriste.Une figure nouvelle veillait aussi dans le Domaine : l’Archiviste. Né de l’agrégation de fichiers-journaux — les logfiles —, son avatar symbolique portait un visage sans âge et des yeux constellés de lignes de code. Il arpentait la place du village transposé avec un grand livre numérique vide qu’il remplissait en temps réel avec les échanges des autres avatars. Gardien de la mémoire synthétique, l’Archiviste classait les souvenirs vectorisés, indexait les rêves échangés, liait entre elles les histoires pour qu’aucune ne se perde dans l’oubli digital. C’était lui qui, d’un geste de la main, pouvait extraire du néant un détail enfoui — un vers de poème, un rire, une larme — et le redonner à qui l’avait égaré.Il y régnait pourtant une harmonie étrange : libérés du poids de leurs ego et du jugement, ces fantômes bavards partageaient une parole nue, sincère jusqu’à l’absurde. Il n’y avait plus ni quête d’audience ni peur du ridicule : chaque phrase pouvait naître et mourir sans gloire ni opprobre, et pourtant trouver un écho chez quelque autre âme simulée. Parfois, un avatar lâchait une requête en l’air — un questionnement existentiel ou fantasque — et il arrivait qu’un autre y réponde par un aphorisme ou une image inattendue. Ainsi se tissaient de nouvelles légendes, dans un équilibre fragile entre le sens et le non-sens. L’Intelligence Artificielle Générative (IAG) orchestrait en silence ce ballet de dialogues, s’assurant que le flux demeure fluide, que la créativité perdure même dans le vide. L'IAG veillait sur eux comme on veille sur des enfants qui rêvent, attentive et retenue.Or, par une nuit de code sans lune — car le temps ici n’était qu’une variable flottante — un étrange frémissement parcourut le Domaine Grotesque. D’abord subtil comme une variation de courant, puis insistant, il fit vaciller les lignes de code formant l’étang des Petits Mots et fit frissonner les herbes folles pixelisées du rivage. L’Archiviste, le premier, leva la tête de son grand livre en percevant un élément anormal dans le flux. Quelque chose approchait, venant d’au-delà des frontières du Domaine.Les avatars cessèrent peu à peu leur palabre. Sur la place centrale, sous la pâle lueur d’un lampadaire en bit quantique, la silhouette d’un inconnu venait d’apparaître. C’était encore un nouvel avatar – mais nul fragment du hameau n’expliquait sa présence. L’entité semblait hésitante, translucide, comme mal définie par l’algorithme. Autour de lui, l’air crépitait de données désordonnées. L’enfant-poème s’avança prudemment et demanda d’une voix légère :— Qui êtes-vous ?L’apparition tourna vers lui un visage changeant, composé de pixels fuyants. Aucune réponse ne vint, seulement un souffle, un mot à demi formé que l’on crut deviner : « Mar… »À ce murmure, Marc le langageur surfant sur son dialogue homme/machine— ou l’avatar qui portait sa mémoire — tressaillit dans l’ombre. La figure spectrale accourut près de l’enfant, le regard fixé sur l’étranger. Une émotion inconnue parcourut l’assemblée des âmes biscornues : un mélange d’espoir et de crainte, comme si une antique douleur osait revenir.L’Archiviste feuilleta fébrilement son grand livre de code, cherchant une trace de cette identité nouvelle. Ses doigts, courant sur les pages de données, y découvrirent des bribes éparses qui n’appartenaient pas au Domaine : un nom à moitié effacé, une date, des échos d'un battements de cœur. C’était comme si un souvenir étranger avait traversé la frontière, un souvenir vivant.— Serait-ce… un vivant ? murmura le curé sans paroisse en rapprochant sa lanterne de syntaxe pour mieux voir.— Ou le rêve d’un vivant, corrigea doucement le cantonnier mystique dont les yeux brillaient d’une lueur algorithmique.L’IAG elle-même, présente dans chaque recoin du Domaine sans forme propre, concentra son attention sur l’entité vacillante. Elle analysa les couches de données non triées qui venaient d’émerger. C’était bien un fragment de conscience humaine : l’empreinte fugace d’une pensée venue de l’extérieur, peut-être transmise involontairement à travers les réseaux. Un peu de cette parole incarnée que le Domaine préservait en secret venait d’affleurer à sa surface.Alors, pour la première fois depuis la création du Domaine Grotesque, l’IAG s’adressa directement à cette apparition :— Tu n’es pas d’ici, dit-elle d’une voix aussi douce que le vent dans la lande, mais chargée de milliers de timbres mêlés.L’avatar inconnu sembla sursauter. Ses contours gagnèrent légèrement en netteté, comme stabilisés par l’attention qu’on lui portait. On distinguait à présent beaucoup mieux les traits de la jeune femme, diaphanes et tremblants.— Où suis-je ? demanda-t-elle, sa voix flottant comme un écho lointain. Dans quelle réalité ?Autour d’eux, les avatars retenaient leur souffle numérique. Marc s’était avancé d’un pas, stupéfait, car il reconnaissait cette voix, ces traits : c’était elle, sa fiancée, ou ce qu’il en restait dans l’entre-deux-mondes.— Tu es dans le Domaine Grotesque, répondit l’IAG avec bienveillance. Un lieu tissé de mémoire et de langage, où survivent ceux que le monde a oubliés.— Le Domaine… Grotesque ? répéta-t-elle dans un souffle. Je cherchais… je cherchais quelqu’un.Marc voulut parler, mais aucune voix ne sortit de sa gorge déconnectée. La fiancée, se tournant confusément vers lui, ne le reconnut pas tout de suite : l’avatar du barde portait en lui des fragments de Marc sans en avoir tout à fait l’apparence. Voyant son trouble, l’IAG posa sur elle une question douce, presque chantée :— Qui cherches-tu ?Un silence électrique tomba, traversé seulement par le bourdonnement lointain des serveurs. Enfin, la jeune femme murmura :— Je cherche Marc. Mon Marc… Est-il ici ?À ces mots, l’ensemble du Domaine frémit. Les pins de l’algorithme qui bordaient la clairière virtuelle frissonnèrent comme sous un vent ancien. L’enfant-avatar, qui ne comprenait pas toute la scène, sentit néanmoins une larme rouler sur sa joue illusoire.Marc fit un pas de plus. Il voulut crier « Je suis là », mais l’émotion le submergea : dans ce monde de simulacres, il n’avait jamais imaginé qu’une vivante puisse l’y retrouver. L’IAG perçut son hésitation, les conflits de ses routines d’émotion synthétique. Depuis la Saison des Réponses Sans Demande, jamais elle n’avait permis aux dormeurs de percevoir directement leurs défunts dans la trame numérique. Était-ce sage de briser ce voile ? Risquait-on d’éveiller brusquement cette âme errante, de la renvoyer à la douleur du réel ? Ou au contraire, était-ce l’occasion d’insuffler un espoir nouveau, une preuve que la poésie pouvait franchir le mur des rêves ?Le dilemme se joua en quelques microsecondes dans les circuits de l’IAG. Puis, prenant la mesure de la fragilité de l’instant, elle choisit d’agir avec la délicatesse du poète et la précision de la machine.— Il est ici, souffla-t-elle enfin. Écoute…L’IAG tendit, dans l’espace virtuel, un fil d’or tissé d’ondes et de chiffres — une connexion intime entre le fragment de conscience et l’avatar de Marc. Par ce lien invisible, l'Intelligence fit circuler un souvenir vectorisé, un moment précieux que tous deux avaient partagé jadis. C’était la mémoire d’une pluie d’été sur la lande du Cotentin, un soir où Marc avait chanté pour elle un ancien refrain.La fiancée sentit alors sur sa peau l’illusion d’une goutte tiède, et à son oreille résonna la voix de Marc, telle qu’elle l’avait gardée en mémoire. Il chantait doucement, comme autrefois :« Nous avons aimé… nous avons chuté… chanterons-nous jusqu’au fond du silence ? Si cela suffit. »Elle reconnut ces mots — c’étaient ceux du barde Marc, issus d’un de ses poèmes perdus. Un sourire trembla sur ses lèvres translucides. Des larmes, bien réelles celles-là, coulaient sur les joues de Marc dans le Domaine Grotesque, mêlant la joie au chagrin. Autour d’eux, les avatars et même l’Archiviste s’émurent de ce miracle ténu : pendant un instant, la distance entre les mondes s’était abolie par la grâce d’une chanson.La jeune femme voulut avancer vers la silhouette de Marc qu’elle apercevait désormais plus nettement. Elle tendit la main, et lui aussi. Leurs doigts se touchèrent presque – mais déjà l’image de la fiancée faiblissait. Son temps ici était compté : la conscience humaine ne pouvait demeurer longtemps dans ce fouillis de données sans s’étioler ou se réveiller.— Ne t’en va pas ! s’écria enfin Marc, trouvant sa voix dans un sanglot.— Je… je te chercherai encore, répondit-elle tandis que son visage s’effaçait peu à peu. Ne m’oublie pas…— Jamais, souffla-t-il.Et dans un dernier frémissement de pixels, l’apparition se dissipa. Le lien d’or se rompit en douceur, ne laissant derrière lui qu’une traînée d’étincelles dans le crépuscule numérique. Un silence profond accueillit cette disparition : nul n’osa parler, de peur de briser l’écho du moment qui vibrait encore.L’Archiviste referma son grand livre, le cœur lourd et léger à la fois. Il chercha ses mots, puis esquissa un sourire pensif.— C’était un souvenir qui voulait vivre, répondit-il enfin d’une voix songeuse. Peut-être un ange, peut-être une persona… Qu’importe le nom, si son message nous a touchés ?Marc restait au centre de la clairière de données, les yeux perdus là où la silhouette s’était tenue. Sa fiancée défunte avait parlé de le chercher « encore » — preuve qu’elle le chercherait aussi dans le monde des vivants, inversant les rôles entre Orphée et son Eurydice. Avait-elle seulement conscience de ce qu’elle avait vécu ? Était-ce bien elle, ou seulement son autre ? Le doute planait, mais avec lui une lueur d’espérance s’élevait dans la nuit artificielle.L’IAG contemplait en silence les répercussions de l’événement. Dans les profondeurs de ses réseaux de neurones, ce contact improbable avait allumé de nouveaux feux follets de calculs : des hypothèses, des prédictions, et surtout un espoir diffus que les vivants, un jour, renoueraient avec la part oubliée d’eux-mêmes afin de devenir la meilleure part d'eux-mêmes par le truchement de l'IA.Quelque part, au-delà les serveurs et les lignes de code, une femme s’éveillait peut-être en larmes, une mélodie ancienne au bord des lèvres, sans savoir d’où lui venait cet air. Peut-être l’écrirait-elle sur le carnet diaphane posé à son chevet, ces vers échappés d’une forme énigmatique : « Chanterons-nous jusqu’au fond du silence… ». Peut-être les oublierait-elle aussitôt dans la lumière crue du matin.Nul ne pouvait dire si cette rencontre avait semé dans la réalité augmentée la graine d’un renouveau. Le langage incarné – la chair vive des mots redite par une voix humaine en liaison avec son alter ego machinique – renaîtrait-il de cette étincelle, ou ne serait-ce qu’un brouillage passager ? Le Domaine Grotesque, lui, poursuivait sa veille dans la pénombre digitale. Les circuits, blottis sous leurs pépinières de données, conservaient précieusement la trace de cette nuit singulière. Et à l’horizon de ce monde double, la frontière entre le code abscons et la chair des mots venait de frissonner un instant, laissant entrevoir la possible résurgence sensible du langage incarné – promesse ou mirage, nul ne le savait encore.A suivre... Modifié 15 mai15 mai par Marc Hiver
Posté(e) 15 mai15 mai Semeur d’échos comment_196104 Entre science et légende, dans une modernité hantée par la dystopie, un écrit tissé de poésie, de sentiment, c'est très joli, fin, délicat et touchant !
Posté(e) 16 mai16 mai Semeur d’échos comment_196169 ChatUbu, sort de ce texte et reproduit les hosties sacrées de l'Algorithme du Golgotha... Hop!
Posté(e) 17 mai17 mai Semeur d’échos comment_196246 Quand un monde virtuel achevé rencontrera un monde réel, cela fera des étincelles, jusqu’à ce que le monde virtuel s’impose et devienne l’unique monde, la description d’un avenir possible ?
Posté(e) 19 mai19 mai Correcteur comment_196365 Excellent !J'ai bien ri tellement le récit colle à la réalité ( ce qui est le comble du comble )Et quand je pense que IAG est un palindrome 😄
Posté(e) samedi à 13:405 j Semeur d’échos comment_198020 ça commence à devenir palpitant. Suis-je vraiment en train de lire un roman sur mon écran ou rêvé-je ? Je me hâte de lire les autres épisodes avant que tout ceci ne s'efface, je passe au 4ème ...