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Pixie


Héloïse Maubert
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Pixie scrute le ciel à la recherche d’un météore dont la trace au milieu d’étoiles dispersées pourrait laisser un signe aux rêveurs blessés. Pas de message des Perséides. Silence dans l’azur. « Tout individu collabore à l’ensemble du cosmos » avait-il lu chez Nietzsche du temps où il s’intéressait encore aux livres. Pixie ne collabore plus. À rien. Pourtant, il a le sentiment qu’il pourrait encore dire des choses au cosmos, à cet univers dont il se sent devenir peu à peu étranger, aux heures où il philosophe pour les cafards dans l’évier de la cuisine ou avec l’araignée dans le coin du plafond de la salle d’eau, celle qu’il appelle Mélusine, peut-être morte d’ennui car elle ne bouge plus depuis des semaines. Oui, il pourrait, mais sa voix se déchire, elle ne sait plus crier. La capacité d’un homme à faire la paix avec son passé est proportionnelle à son incapacité à l’abstinence, se dit-il en attaquant son premier whisky. Il est cinq heures du matin. Plusieurs verres vont suivre avant qu’il ne retombe dans cet état entre abrutissement et sommeil sans cauchemars qui va l’amener à peu près jusqu’à midi. À l’heure où il enfilera son pardessus pour descendre jusqu’à la supérette s’acheter sa bouteille quotidienne et peut-être une pizza ou une tranche de jambon si son estomac est d’accord pour accepter autre chose que l’alcool.

 

Depuis son exil intérieur, Pixie fait partie de ceux qui ne demandent rien à la vie. Qui n’en espèrent plus rien. Aucun sentiment de révolte, aucune envie d’inverser le cours des choses, il se complait dans cette délectation morose sans avoir envie d’ouvrir son cœur aux autres. Ni sa porte. Il ne recherche que l’aridité des sens. Sa dernière colère, il l’avait rentrée après son licenciement. La goutte de trop qui l’avait conduit au laisser-aller croissant. Il avait cinquante-cinq ans et aucun espoir de retrouver du travail. Ventripotent, à moitié chauve, ni femme ni enfants, plus d’amis, la société lui avait fermé toutes les échappatoires. Emmuré. Ne lui restait que celle de fuir dans la déchéance pour une unique issue possible, fatale. 

 

La rue, sans le doux murmure des frondaisons ni le babil d’une rivière transparente. Rien que des écolières jacassantes, fleurs des rues en bourgeons dont les yeux se dérobent aux regards insistants et qui, l’épave éloignée, gloussent et se gaussent. Elles n’ont de pouvoir que celui d’être jeunes, mais il sent le poids de leur jugement qui le courbe un peu plus. Pixie voudrait fendre ces petites salopes avec un cutter comme des  pastèques pour voir ce qu’il y a vraiment à l’intérieur. La caissière, gênée, mais sans regard de reproche, passe son tord-boyau au scanner. 8 euros cinquante, beaucoup moins cher qu’un ticket pour l’espace. Et puis, à quoi bon ? On ne s’évade pas d’une prison sans murs. Arrêt quotidien au petit parc en face du Pôle Emploi. Le whisky au goulot. Impossible d’attendre plus longtemps. En installant sa boîte en carton, Pixie regarde les gens entrer et sortir de l’administration du désespoir. La plupart ont un petit dossier à la main et des têtes de fleurs séchées qui touchent le sol. L’alcool réchauffe les veines, Pixie fait le tournesol et cherche le soleil. En vain. Il se demande si tous ces gens ont eux aussi ont trouvé le moyen d’arrêter de remonter ces marches de la mémoire vers des étages de souffrances.  Combien de Diogène malgré eux dans leur enfer personnel ? Une autre gorgée. Ça brûle autant que ça cautérise. Un brouillard amnésique enveloppe sa solitude, soulage son fardeau de se sentir seul face à lui-même. Le seul recours utile à la lâcheté. 

 

Il y avait eu Nathalie. Jean moulant et bustier de soie. Elle était passée portant son plateau, s' était arrêtée, l'avait regardé et failli s'assoir en face de lui. Une autre tablée, plus brillante, mieux costumée, l’avait hélée. Encore un météore perdu dans son monde d’illusions. Pixie se rejoue la scène tous les soirs quand bien même sa main reste sur le drap crasseux. Il sait mieux que personne ce que cela fait d’être exclu du monde des sentiments, d'un monde où l'on s'aime. Il cherche machinalement des yeux sa bouteille comme si la réponse s'y tenait. Et il sait qu'elle est là, la réponse. Qu'elle ne peut être ailleurs. Qu'ils ne feront plus qu'un quand la question aura fini de se poser pour lui. Que la réponse sera devenue question et la question bouteille. Au jour où il ne restera plus que cette dernière, inutile interrogation vide de tout, qu'on aura dû arracher de ses mains restées crispées autour du goulot comme s’il avait essayé de l’étrangler. 

 

Et, ce soir, comme tous les autres soirs, Pixie scrutera ce ciel aux étoiles dispersées. Il le verra enfin, son météore, une longue traînée de feu blanc d’une beauté inouïe qui filera vers le centre de Paris. Alors qu’il passera au-dessus de son bloc d’immeubles, Pixie aura vaguement conscience de sa forme fuselée, mais il apercevra nettement des signes sur le flanc, dans un alphabet qu’il ne comprendra pas, peut-être est-ce l’écriture de Dieu qui répond à sa détresse. L’éternité ne suffira pas pour décrire la vague de bonheur qui le submergera alors que la terre tremblera et que la bouteille oscillera avant de se fracasser au sol.

 

Arraché à sa rêverie par le fracas d’un motard, Pixie dérape du coude, son menton rencontre son sternum. Il voue aux Gémonies l’odieux bolide japonais avant de s’étirer. Dix-sept heures passées indique le déroulant lumineux de la pharmacie. Le vent s’est levé sur la ville et siffle sans harmonie. Il paraît que c’est déjà l’hiver, mais les saisons passent, indifférentes à Pixie, qui n’a pas de couleur ni d’aspérités auxquelles pourraient s’accrocher la neige, la pluie, ou le vent. Le soir va tomber et qu’on ne compte pas sur lui pour le ramasser, ses lombaires ne sont pas assez solides. Pixie compte les pièces dans son carton. Un peu moins de dix euros. Bonne journée. C’est l’heure de rentrer et d’acheter la bouteille du soir.

 

En déverrouillant la porte de son logis miteux, Pixie se souvient qu’il y a dans les deux-cents milliards d’étoiles dans la Voie Lactée, et il se dit que ça sera vraiment une déveine de plus s’il n’y en a pas une qui viendrait lui rendre visite une nuit ou l’autre !

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